« Celui qui regarde du dehors à travers une fenêtre ouverte ne voit jamais autant de choses que celui qui regarde une fenêtre fermée. »
— Charles Baudelaire, Le spleen de Paris
En regardant les images de Yan Giguère, une chose m’interpelle profondément : leur matérialité (mais est-ce le bon mot? Je n’en suis pas si sûr). Cette matérialité (appelons cet effet perceptif ainsi, pour l’instant, à défaut de mieux) ne tient pas vraiment au papier photo, à une texture du grain, ni même à des effets pictorialistes comme il y en a eu pas mal au XIXe et au XXe siècle (chez Robert Demachy, Peter Henry Emerson, Henry Peach Robinson, Clarence White…). Non, cela se situe ailleurs, dans une autre des épaisseurs du visuel (même si la question du tirage est très importante pour Giguère). Dans ses photos, mon regard se sent comme confronté à une présence, à la réalité physique du monde. Cette matérialité réside-t-elle dans le fait que ces photos exposent de multiples surfaces planes? La tentation serait grande de décrire le travail de Yan Giguère en expliquant comment il sait jouer des textures, comment il sait sentir et faire sentir le grain des choses de ce monde. Car il y en a, des surfaces et des textures dans ses photos : celle de la glace sur laquelle glisse un chien dans une rue au Québec; celle de cette bâche de plastique mise en place lors de travaux de réfection dans cette église au Mexique; celle de cet écran pare-soleil et de cette vitrine protégeant des robes de mariées de ce petit magasin, lui aussi au Mexique; celle de ce pare-brise enfoncé, marqué d’un cratère comme le serait la surface d’une planète par un météorite; celle de ces planches de contreplaqué qui semblent miroiter comme de la soie; celle de cette neige sur laquelle glissent en luge Giguère et sa compagne… Comme beaucoup de photographes actuels, ici et ailleurs (je pense, entre autres, à Valérie Belin en France et à Nicolas Baier au Québec), Giguère sait jouer de ces surfaces planes pour créer comme une mise en abyme du travail photographique, qui se doit de réfléchir l’espace bidimensionnel de l’image.
L’humeur aqueuse de notre regard sur le monde
Mais Giguère a un œil rusé et éclairant. Nous pourrions bien croire que la matérialité, l’indubitable présence de ses images, tient à ces surfaces très marquées, d’une manière presque exacerbée, mais en fait, ces surfaces ne sont là que comme redoublement plus visible, que comme des échos à une autre présence plus subtile, que le spectateur sent toujours un peu, croit saisir ici où là dans un morceau de l’image, mais qui finalement lui échappe, toujours évanescente. L’œil du regardeur se rabat alors sur ces surfaces plus tangibles. Mais cette matérialité est plus qu’une surface. Il y a dans ces photos une sorte de texture supplémentaire qui fait à la fois écho aux surfaces (presque) planes que Giguère montre et qui en même temps les dépasse. Cette étrange matérialité, à la fois présence et absence, pourrait se résumer à une réalité photographique, celle de l’appareil photo. Je sens souvent dans les images de Giguère ce qui tient à la réalité physique de la lentille. Parfois, il y a juste un peu ou beaucoup de flous dans ses photos (comme celle montrant ce chien patinant sur la glace ou encore dans celle qui fait la couverture de ce numéro). Dans d’autres images, c’est la clarté presque trop limpide qui me touche. Autant dans le flou que dans l’impeccable précision de certaines images, je sens (je me sens touché physiquement par) quelque chose de cristallin comme peut l’être l’œil humain. Du coup, la lentille de verre devient comme un double de la cornée et de l’humeur aqueuse. Du coup, mon œil se trouve comme collé à ses photos, comme celui d’un enfant qui regarde le monde à travers un kaléidoscope. Giguère a d’ailleurs produit toute une série d’images où il a capté de la lumière passant à travers des blocs de verre. Mais son travail est toujours un peu de cette nature, comme s’il surveillait attentivement les diverses manières qu’a la lumière de traverser la lentille, l’œil, mais aussi l’épaisseur de l’air.
Giguère ne travaille pas à décrire des surfaces, mais des épaisseurs, lumineuses.
Ce n’est donc pas tout à fait une matérialité au sens habituel du terme. Ce n’est pas une matérialité au sens où on l’entend à propos de la toile ou du papier photo.
Ma prise de conscience de ce niveau supplémentaire, de cettetransparence du médium tient peut-être au fait que je regarde ses photos sur mon ordinateur. Les images y sont dépouillées de leur support matériel, pour ne devenir qu’épaisseur lumineuse, couche de gelée translucide. Mais ce n’est pas un effet de cet ordinateur. Celui-ci ne fait que permettre à mon œil de saisir un peu mieux ces images dans leur luminosité. Giguère nous dit comment la photo est avant tout un piège pour le regard, entre autres par sa capacité à produire des effets de lumière. Pourquoi cette fascination? Est-ce le fait d’un simple héritage moderniste, d’une réflexion sur la spécificité du médium?
L’image miroitante de la vie
À la Renaissance, les théoriciens de l’art expliquaient comment la peinture est une fenêtre ouverte sur le monde, mais personne ne se rendait compte de ce que cette phrase impliquait. On y a vu le signe que le signifiant se faisait transparent au signifié. Pourtant, il n’en est rien. Jamais l’image ne fut totalement transparente par rapport au sens véhiculé, et surtout pas à cette époque. Dès la Renaissance, l’image est vitrifiée, miroitante comme une vitre bien polie, comme une surface bien propre. Il faudrait dire toute la symbolique attachée à cette fenêtre de verre, en commençant par ses connotations luxueuses. Il fut une époque où le fait de posséder une fenêtre de verre était un symbole de grande richesse.
Chez Giguère, il n’est plus question de revendiquer la préciosité des effets du verre. D’autant plus que ce photographe joue autant sur des états de cristallinité plus classique que sur des états d’opacité plus moderne. Certes, nous pourrions voir dans la lentille un double de la cornée et de l’humeur aqueuse. Mais ce n’est pas suffisant. Giguère est un héritier de la modernité, mais il sait aussi utiliser cet appareillage théorique, réflexif, à des fins postmodernes.
Les effets de lumière de la lentille, presque insaisissables, sont chez ce photographe comme une métaphore de la vie. Cetteépaisseur lumineuse est ici le signe d’un désir, celui de capter la fugacité du temps présent. Cette photo montrant Giguère et sa copine faisant une descente en luge sur une pente enneigée — une des plus belles photos que j’ai vues — me semble exemplaire de cela. Elle est à la fois belle et effrayante; les rires des deux complices captés dans un instantané ont figé leur visage dans une mimique surprenante. Le réel y est saisissant. Il y a tous ces flocons de neige qui, dans l’air, sur les vêtements, sur les écharpes, sur les visages strient l’espace, la surface et la profondeur de la photo. Mais il y a surtout un léger flou qui semble nous permettre de toucher à cet air de bonheur qui les enveloppe.