Sylvie Readman : Lumière, matière

Depuis un certain nombre d’années déjà, Sylvie Readman semble inventorier la matière même de l’image, en plus de ses correspondances, travaillées, mises en déroute ou rendues difficiles, avec le réel de ce qui a été saisi. Déjà, avec l’exposition Inventaire d’une image, nous étions en situation de plongée dans le corps de l’image puisque nous était offerte une photographie de référence dont la trame avait été le point de départ d’autres images prises en grossissement, donnant ainsi à voir le granulé de cette icône première, sa texture hachée, son approximation et surtout la manière par laquelle cet assemblage de « grains » construit l’illusion photographique.

Dans les séries récentes, l’objectif premier est demeuré inchangé. Ce sont les méthodes pour y parvenir qui ont subi des modifications relativement importantes. Une série récente, qui était donnée à voir lors de l’exposition Point de fusion(2003), montrait des épreuves aux titres évocateurs :Consonances, Correspondances, Évidement, Défiguration. Dans ces images, rassemblées en polyptyques et diptyque, une stratégie de brouillage semblable à celle d’Inventaire d’une image était à l’œuvre. Mais elle était cette fois la conséquence d’une incursion, contrôlée mais déferlante, du temps au moment de la photosensibilisation du négatif, lors de la prise de vue initiale. C’est en effet à cette étape que Sylvie Readman choisit de laisser l’obturateur ouvert plus qu’il n’est nécessaire pour émulsionner suffisamment et précisément le celluloïd. Compensant une vitesse d’exposition plus lente qu’à l’habitude par un dosage étudié de l’ouverture du diaphragme, elle parvient à exposer correctement le film alors même que le résultat final enregistrera un « bougé » provoqué par un influx de temps disproportionné. Ou alors, elle choisira de ne pas faire avancer le film et de faire une seconde exposition, à l’ouverture et au temps calculés de telle sorte qu’une seconde image, la même ou une autre, apparaîtra sur la figure de la première, la redoublant, la complétant ou la « texturant » (comme l’image 4 de Correspondances).

Les sujets retenus pour former ces images sont très divers. Mais ils sont extérieurs, parfois sites naturels ou constructions humaines. Ce sont tout aussi bien : une pierre, un paysage, brouillé, sur une ligne d’horizon, une mer d’herbages, un silo, un coin de ciel. En chacun, les matières sont apparentes, essentielles. Le ciel même, grisâtre, suspend des avions en vol, sur le fond glauque des nuages, presque poudreux du fait de sa granulation. Les horizons départagent ciel et terre malaisément. Il en va parfois comme si un certain renversement, inachevé, s’était amorcé. On ne sait plus très bien quelle portion devrait être en bas, et quelle autre en haut. Le mouvement ondulé des herbes semble tout autant régner dans les sillons du bas de cette ligne que dans les ornières du firmament. Les ciels, blafards et bas, sont matière et texture; parfaite illustration de la transformation du vide de l’air, de l’immensité éparse des gaz en un condensé métallique qui est œuvre photographique.

Et tout cela, je le répète, est obtenu par la tangible incorporation du temps. Autant Inventaire d’une image, dont je parlais plus haut, était entrée dans le corps de l’image, autant maintenant s’agit-il de faire entrer le corps du temps dans l’image et de l’intégrer à sa matière même, d’y inscrire sa présence tant et si bien qu’on en perd presque le figurable. Cette entrée du temps devient présence massive, incorporation dans l’épaisseur même de l’image. Il se manifeste telle une couche, une sorte de sédimentation évidente, coulée dans la matière solidifiée. Cette matérialisation donne, dirait-on, du tonus à l’image. Comme si la densité du temps ne pouvait se montrer et apparaître que dans la compacité du grain, dans le lestage de l’image photographique. Cette lourdeur minérale densifie le sujet jusqu’à le rendre méconnaissable, jusqu’à le perdre dans une opacité d’où il surnage avec peine.

Paradoxalement, cette densification est aussi fluidité. Il suffit, pour s’en convaincre, d’observer Lancée, par exemple, ou l’image 2 du diptyque Défiguration. Une sorte d’ondulation transparaît. L’image 2 d’Évidement montre, elle aussi, le caractère corpusculaire de la composition d’images par la photographie de concert avec sa spécificité vibratoire. Rappelons que la lumière se compose en effet de ces deux éléments : onde et matière, flux et corps.

Les œuvres de Sylvie Readman ramèneraient donc, en quelque sorte, la photographie au plus près de ce qu’elle offre de plus essentiel, la rapprocheraient de son fondement premier : la lumière. En matérialisant le temps, elles convoquent et font immerger une lumière redevenue onde et corps. Se rencontrent donc en ces travaux la duplication du réel propre à la photographie et la lumière qui sensibilise, de façon ici marquée, l’émulsion. Lumière matérialisée par l’incursion d’un temps démesuré par rapport à ce qu’il en est habituellement.

Cette induction de temps, un brin démesurée, a cependant un effet inattendu. Elle entraîne une profusion d’espaces. En chaque image, l’espace est démultiplié. Il ondule et se fige dans les multiples contorsions de son mouvement. Il se projette sur celluloïd et finalement sur papier. L’image résultante, comme elle l’était déjà dans son rapport au temps, est donc la conséquence d’un déploiement d’espaces, ou la surenchère des multiples étants d’un lieu. Temps et espace se statufient dans l’arrêt d’un déploiement. Ils se combinent l’un à l’autre dans l’afflux de lumière. Et c’est celle-ci qui apparaît dans le grisâtre du papier, dans la plénitude des grains. La matière photographique s’affiche donc comme la manifestation un peu forcée de la lumière, dans la collusion où sont ligués temps et espace pour la rendre évidente, outrancière.

Tout cela vaut évidemment pour la part matérielle, par amplification de la réaction physico-chimique par laquelle l’image en vient à apparaître, pour cette manière propre grâce à laquelle la photographie « traduit » le réel. Mais il y a tout de même plus que cette chimie opératoire à dévoiler par cette stratégie. Car c’est la matière même du monde, naturel comme industriel, habitat premier ou architectural, qui fait partie de ce reproductible que les images cherchent à circonscrire. Une même matière, photographique évidemment, inonde ce figurable, le noie presque.

Ainsi faut-il comprendre les titres des œuvres (Consonances, Correspondances) qui insistent sur les caractéristiques communes, sur la parenté du « montré » et du représentable. Le fait, aussi, de recourir à une impression à jet d’encre couche la texture photographique, la surimpose sur un papier qui n’a pas été photosensibilisé, qui n’a pas été imprégné de sels d’argent. La matière photographique est là, à la surface. Elle a été surajoutée, jetée sur le papier. Cette trame flotte, saturée de pigments photographiques, envahie de la matière tangible grâce à laquelle la matité patente du monde peut être saisie et montrée.

Comme tel, peut-être ne s’agit-il que de ça : montrer, à partir de réalités supposées antagonistes, monde naturel versus environnement culturel, la communauté tangible du représenté. Et à supposer qu’existent, sous cette matière régnante, des correspondances; qu’à la trame du temps exposé corresponde une autre trame, une modulation du réel, une vibrance qui contamine et unit tout? Que le monde vibre d’une même tonalité, que seule la photographie parvient à saisir et à représenter, matière de l’un par la matière de l’autre?