René Donais et Jean-François Leblanc : Le miroir de l’Extrême-Orient

En 1990, Kirk Varnedoe — historien de l’art décédé en 2003, qui fut aussi pendant quatorze ans conservateur du département de peinture et de sculpture au Museum of Modern Art de New York —, a écrit un livre majeur où il était question, entre autres, des liens artistiques entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Dans A Fine Disregard : What Makes Modern Art Modern, il traitait de la fascination qu’exerçait l’art japonais au XIXe siècle sur les peintres européens (impressionnistes et post-impressionnistes), en particulier le travail gravé d’Ando Hiroshige et Katsushika Hokusai. Pendant longtemps, les historiens de l’art ont considéré que la mode japoniste dans l’Europe de cette époque avait été un élément important dans la remise en question de l’art occidental. Mais Varnedoe démontait ce cliché voulant que ce soit l’art japonais qui a influencé l’art occidental. Selon lui, certains artistes japonais étaient au courant de ce qui se passait en Europe (notamment l’utilisation de la perspective linéaire) et s’inspiraient eux aussi de la culture de l’autre pour renouveler leur propre langage visuel.

On pourrait certes voir dans cette démonstration un désir de réaffirmer la primauté de l’art occidental sur l’art mondial. Il n’y aurait pas eu de transformation de l’Occident par un passage par l’Orient, mais simplement un effet de miroir, les artistes occidentaux ne se rendant pas compte du potentiel de leur propre culture que les artistes japonais, eux, auraient compris... Je schématise, mais il y a dans cette structure mise en place par Varnedoe à la fois une nécessaire remise en question d’un schéma narratif simpliste (l’autre nous change) et un léger aveuglement par rapport à une réflexion sur les enjeux politiques et économiques de ces échanges culturels, de ce jeu de ping-pong visuel. Pourtant, ces échanges culturels me semblent poser des questions embêtantes : d’abord, pourquoi, dans une société, peut-on ou ne peut-on pas s’intéresser à la culture de l’autre pour réfléchir à sa propre culture? Cette question en entraîne évidemment une autre, d’ordre sociopolitique : comment se fait-il que l’art chinois (ou japonais) se soit autant diffusé en Occident au XIXe siècle (et inversement, pourquoi l’art occidental s’est-il répandu alors en Extrême-Orient)?

Au XIXe siècle, la Chine « s’ouvre » à l’Occident...

En Occident, la mode orientaliste prend tout son envol au XIXe siècle : chinoiserie (1839), japonaiserie (1850), japonisme (1876)... L’Extrême-Orient a été perçu par la majorité des Occidentaux comme étant avant tout une mode que des mots ont très rapidement inscrite dans le vocabulaire. Une mode? Disons un commerce, un marché et des individus à exploiter. Dans ce commerce, le thé, la porcelaine, la soie ou le mobilier exotique n’étaient pas nécessairement les plus prisés... L’ouverture de la Chine, après 1842 (avec entre autres la cession de Hong Kong aux Anglais), fut le résultat de la première Guerre de l’opium durant laquelle la Grande-Bretagne protégea d’une manière éhontée le commerce de la drogue effectué par ses ressortissants. Officiellement, cette guerre fut justifiée (par le premier ministre Lord Melbourne, notamment) par la protection alléguée des bateaux de commerce anglais et le libre échange... Le gouvernement britannique réclama même des indemnités pour les vingt mille ballots d’opium que le gouvernement chinois avait confisqués sur des bateaux anglais puis brûlés sur la place publique en 1839. L’opium était bel et bien interdit en Chine, car il faisait des ravages dans la population chinoise (mais aussi dans la population anglaise : pensons au célèbre livre Confession of an English Opium-Eater de Thomas de Quincey). C’est une Chine humiliée qui sortit de cette guerre injuste.

La mode et l’esthétique ont-elles servi d’écran de fumée à des enjeux de pouvoir? Pour ajouter l’affront à la violence, dans le langage du XIXe siècle apparut l’expression « chinoiser » lorsque l’on discutait de manière pointilleuse...

À une époque où l’Occident poursuit sa domination économique de la planète, on peut se demander si les liens esthétiques (et, on l’aura compris, économico-politiques) sont si différents de ceux du XIXe siècle. Il y a encore de nos jours une mode orientale. Les artistes chinois sont de plus en plus présents sur la scène internationale, entre autres dans les grandes biennales. Mais y a-t-il un dialogue culturel? J’en doute. Pour qu’il existe un réel dialogue, il faudrait parler des rapports de pouvoir qu’il y a entre l’Extrême-Orient et l’Occident. Et c’est un sujet des plus délicats.

Deux visions

L’artiste René Donais a vécu en Chine entre  1988 et 1990 où il a assisté aux événements de la place Tien An Men. L’Occident n’a alors pas bronché. Quand le commerce va bien, tout baigne, non? Encore de nos jours, Amnistie internationale dénonce le fait que le gouvernement chinois continue d’utiliser la torture, la peine de mort, la prison pour les dissidents politiques, les persécutions ethniques ou même religieuses... L’Occident ferme les yeux. La Chine est un merveilleux partenaire commercial qui ouvre de plus en plus ses frontières après des décennies de communisme. Et tous iront aux Jeux olympiques de Pékin en 2008.

Les gravures de René Donais posent très directement la question de la place de l’Autre dans l’imaginaire, des rapports de pouvoir que nous entretenons avec les autres cultures. Dans ses gravures, Donais cite des œuvres très connues de l’histoire de l’art européen, mais il remplace les personnages occidentaux par des Japonais. Cela pourrait s’apparenter à un commentaire sur l’influence de l’Orient sur certains artistes comme Manet... Mais Donais ne se laisse pas piéger dans un discours aussi facile. Il revisite autant des artistes impressionnistes que des artistes de la Renaissance ou du Baroque. Il me fait bien sûr penser à l’artiste japonais Yasumasa Morimura qui refait, en photographie, de célèbres tableaux ou gravures occidentales, mais en remplaçant tous les personnages par lui-même, en travesti. Un peu avant Morimura (je ne vous ferai pas le coup du jeu d’influence qui m’ennuie totalement), Donais nous dit comment l’histoire de l’art dominante est celle de l’Occident. L’orientalisation que Donais opère sur ces œuvres est troublante. Soudainement, ses gravures deviennent, malgré leur composition tout à fait similaire à l’original, des œuvres étrangères. Je crois que Donais nous dit — malgré toutes les lectures formalistes de l’art — à quel point le contexte de lecture (le paratexte) induit notre lecture de l’œuvre, je dirais même notre manière de voir.

À la fin des années quatre-vingt, quand Donais réalise ce travail, l’Occident commence à avoir peur de perdre son pouvoir. À l’époque, ce n’est pas la Chine qui constitue une menace. Elle ne vient plus nécessairement d’un autre système (le communisme russe ou chinois), mais du même champ économique, le capitalisme, que le Japon (ainsi que la Corée du Sud, Taïwan et Singapour) investit à merveille.

Beaucoup de journalistes s’élèvent alors contre le fait que les Japonais achètent énormément d’art occidental à des prix que ne peuvent concurrencer les musées ni même les acheteurs européens et américains. Lors de l’achat en 1987 desTournesols de Van Gogh, pour quarante millions de dollars par un magnat de l’assurance nippone, plusieurs avaient rouspété en disant que l’art occidental allait être placé hors de la vue de tous (les Occidentaux) dans des coffres-forts à l’autre bout du monde. Le même type de critique (plus ou moins raciste) fut fait lorsque deux compagnies japonaises (la Nippon Television Network et le journal Yomiuri Shinbum) financèrent la restauration de la Chapelle Sixtine (NTV a d’ailleurs payé aussi pour la réfection de la Salle des États au Louvre où trône à nouveau depuis avril la Joconde). En échange de cet argent, ces compagnies avaient obtenu les droits de reproduction sur les œuvres de Michel-Ange (pour le Louvre, NTV n’a eu droit qu’à une plaque à l’entrée de la salle). Au-delà des questions esthétiques, c’étaient bien sûr des questions économiques et de pouvoir qui inquiétaient l’Occident...

Jean-François Leblanc nous montre un autre aspect de cette montée du pouvoir de l’Extrême-Orient. Leblanc est membre fondateur de l’agence photo Stock fondée en 1987 à Montréal et, à titre de photographe-documentaire, il a fait de nombreux séjours en Chine et à Shanghai en particulier où il a été témoin des changements majeurs que vit ce pays.

J’ai été interpellé par cette photo de deux jeunes Chinois qui nous regardent attentivement. Elle montre deux jeunes hommes qui font un sondage... Au lieu d’avoir une Chine que je pourrais scruter, interroger, analyser, épier pour comprendre un autre univers, une autre manière d’être, voici une Chine qui à travers cette photo semble me questionner. Mais que me veut-elle? Connaître mes habitudes de vie? Ce que je consomme? Pour mieux me vendre des produits à bas prix? La Chine serait-elle en train de prendre sa revanche? À moins que notre esthétique et notre mode de vie ne la rattrapent? Car il faut aussi remarquer ces images où trônent des mannequins blancs, celle d’un magasin vendant des appareils ménagers Électrolux et ces autres où on voit des immeubles comme on pourrait en trouver dans n’importe quelle ville occidentale. J’ai été très étonné par ces images de Jean-François Leblanc sur Shanghai. Bien sûr, je savais, j’avais entendu dire comment la Chine se transformait, comment à Pékin le gou vernement détruit de vieux quartiers pour construire à neuf. Mais bon, l’imaginaire est parfois très fort, je m’attendais encore à de l’exotisme. Ce qui surprend, c’est à quel point la Chine et tout l’Extrême-Orient jouent le jeu du capitalisme... et qu’ils vont, avec nos règles, gagner la partie. Je souhaite presque qu’ils la gagnent... Dans les livres d’histoire de l’art qui paraîtront dans l’avenir, on se demandera peut-être si l’art occidental a eu une telle influence sur l’art japonais ou chinois. On en doutera. Certains historiens expliqueront combien cela leur semble impossible, l’art occidental ayant pris toutes ses notions dans l’art de l’Extrême-Orient!