Presque plus rien

Retour au numéro: Solitudes

« Toutes les images disparaîtront. » C’est de cette manière que s’ouvre Les années d’Annie Ernaux. Toutes les images de sa vie s’effaceront d’un seul coup, comme se sont noyées dans l’oubli les images des autres qui l’ont précédée.

Je décide, moi aussi, de commencer par une image absente, par un manque dont nous parlons souvent toutes les deux : l’image de la mer. J’ai parfois l’impression que nous nous projetons dans le même rêve, assises dans la même chaise devant la même fenêtre qui donne vue sur la mer ou le fleuve. Pendant longtemps, j’ai cru que les îles seraient mon territoire, qu’en refermant les espaces de fuite possibles à l’intérieur d’un îlot cerné par la mer, je calmerais mon agitation et pourrais enfin m’asseoir à une table pour écrire. Je n’ai pas trouvé cette île qui m’apaise. Là où j’ai essayé, seule dans des îles qu’on ne peut accoster que par temps calme, j’ai eu très peur d’être absente au reste du monde et de disparaître.

Yoko Ogawa a écrit un roman qui se déroule sur une île japonaise soumise à un étrange phénomène : les objets, les animaux, les êtres s’effacent. Les jours de disparition, les habitants se réveillent avec la sensation que quelque chose est différent de la veille. Ils se lèvent et partent à la recherche de cette chose disparue. Au début, elle occupe toutes leurs pensées et nourrit toutes leurs conversations. Puis, les récits deviennent de moins en moins précis. Et tout ce qui était en relation avec la chose – les sentiments, les souvenirs, et même la signification du mot qu’on employait pour la désigner – s’évapore. L’histoire avance de disparition en disparition jusqu’à ce que toute l’île soit pleine de trous. Vers la fin, les insulaires commencent à perdre leurs membres ; les bras d’abord, les jambes suivent ; puis tout leur corps disparaît, et il ne reste d’eux que leur voix.

La mer est opaque et dense. De la rive, personne ne peut voir ce qui s’y passe, à moins d’y plonger.

C’est très difficile de représenter ce qui a disparu, mais continue d’exister par son absence. On peut l’enfermer dans des flacons transparents. On peut utiliser la poussière, la cendre. La friabilité du plâtre. On peut faire parler les espaces blancs. Laisser les cadres vides. Retourner les photos. J’essaie d’imaginer à quoi ressemblerait l’île de Yoko Ogawa si c’était toi qui la dessinais.

Parfois, dans le métro, dans la rue, dans un bar, je remarque le regard de quelqu’un posé sur moi, et je suis surprise qu’il puisse me voir. Dans le roman d’Ogawa, la narratrice demande à son invité : « Mais comment pourrez-vous prendre dans vos bras un corps disparu ? »

Je participe à un atelier d’écriture pendant deux jours. À la suite de la lecture de mon texte, le professeur explose. « Quand un auteur vient me voir avec un manuscrit écrit sous une forme fragmentaire, je le renvoie chez lui. Un bon manuscrit en fragments, ça n’existe pas. C’est juste le manuscrit d’un auteur trop fainéant pour écrire un roman. »

L’artiste Gabriele Münter a dit que les femmes arrivent souvent par fragments. Je ne sais pas à quel point il est plus macabre de dire qu’elles disparaissent aussi souvent en pièces détachées.

Sur une tablette accrochée au mur d’une de tes expositions, on voit le fragment d’un corps : un poignet en noir et blanc. Le mouvement est tellement imperceptible qu’on pourrait prendre cette image pour une photo. Pourtant, il se passe quelque chose. Si on scrute attentivement ta peau, on discerne la cadence de ton pouls qui bat dans ton artère. À chaque nouvelle pulsation, je pense à celle que tu étais et à celle que tu es devenue, et à tout ce qui disparaît en silence entre chaque battement.

En japonais, pour parler des gens qui disparaissent, on emploie le mot « Jôhatsu », qui signifie « évaporation », et non « disparition ». On dit que ces personnes s’évaporent, parce qu’elles deviennent invisibles comme les gouttes d’eau qui ne se voient plus quand elles passent à l’état gazeux, mais restent en suspension dans l’air. Cette pratique date de l’époque d’Édo : les hommes qui ne pouvaient s’acquitter d’une dette d’honneur se rendaient dans une station thermale pour prendre un bain purificateur. Puis ils s’évaporaient. Ce sont majoritairement des hommes qui s’évaporent pour fuir le déshonneur. Mais il arrive aussi que des femmes le fassent, pour échapper à un mariage ou à la violence. Une fois que le processus a eu lieu, on ne peut plus l’inverser. Les évaporés errent dans les quartiers pauvres des grandes villes japonaises, sans nom, sans histoire, sans passé.

amazingly silent : je pense souvent à cette œuvre qui n’est pas un dessin, n’est pas monumentale, ne s’impose pas par sa difficulté ou sa virtuosité. Il s’agit d’une languette de papier sur laquelle tu as écrit ces deux mots. Tu l’as épinglée le plus simplement du monde dans un cadre trop grand, qui agit comme une caisse de résonance et fait vibrer le silence bien au-delà du cadre.

Anne Carson explique que le mot « muteness » vient du latin « mutus », qui signifie « silence », mais aussi du grec « myein », qui pourrait être traduit par « être fermé », en parlant de la bouche ou des yeux, ou « être opaque ». N’importe quel mot formé de cette même racine, selon Carson, parle de l’hermétisme de toute personne, de tout événement, de toute parole.

En préparant ce texte, je t’écris pour savoir si tu as des œuvres qui évoquent la parole ou la voix. Quelques heures plus tard, tu me réponds qu’une page de livre que tu avais sablée ne contient plus que cette phrase : « On entend chuchoter ». Tu as une autre page, qui n’est pas encore poncée, sur laquelle tu as retenu les mots « langue », « silence », « muette » et « rompu ».

On peut être gommées de l’histoire, disparaître malgré nous, mais on peut aussi s’effacer soi-même. Il existe de nombreuses raisons pour orchestrer volontairement sa propre disparition. Parfois, elle devient une forme de protestation ou de résistance, quand il n’y en a plus d’autres possibles. Pour être capable d’imaginer cette idée, il faut se mettre dans la peau d’une personne qui n’a pas de voix, qui n’a aucun autre moyen pour continuer à exister que de s’effacer.

Je crois qu’on peut aussi être absente à soi, déserter sa propre vie, ses désirs, ses paroles, sa colère, son corps, tout en accomplissant les gestes qui nous incombent chaque jour. Je lutte sans arrêt pour ne pas me dissoudre dans ce type de disparition au monde. Mais j’ai peur de ne pas gagner, et qu’à force de me maintenir loin de ce qui est trop compliqué, trop pénible, trop inconfortable, je disparaisse dans une désertion qui prendra la forme, très simple elle aussi, d’une liste de tâches.

Sometimes nothing happens.

Parce que le pronom nothing ne s’accompagne pas d’un adverbe de négation, on peut s’amuser indéfiniment en anglais à construire des phrases ambivalentes comme celles-ci : Nothing is manifest. Nothing can disappear.

Maggie Nelson : « Mais est-ce qu’il peut vraiment n’y avoir rien ? Est-ce que le rien existe ? Je ne sais pas. »

Ce que je sais, c’est que les silences qui planent dans tes images ne sont pas du même ordre que mes désertions. Tes silences créent un espace grâce auquel quelque chose émerge, qui n’aurait pu s’entendre dans aucun des fragments pris séparément. C’est peut-être une pensée ; c’est peut-être un doute ; un ressenti ; peut-être un geste, un élan. Mais on ne peut pas encore le nommer. Ce quelque chose existe dans le blanc de la page.

C’est très risqué de faire des choses simples. Tout en étant ordinaires, elles ne doivent pas être évidentes ; il faut qu’elles conservent une certaine densité.

Cette semaine, une écrivaine s’est installée dans un studio de danse. Sur Facebook, elle écrit : « Je ne peux pas dire que c’est de la chorégraphie. Je ne suis pas sûre que c’est de l’art. » C’est cette question que nous essayons de creuser en amassant des notes, des gestes, des images, des objets dont la nature artistique est incertaine. Pendant quelques semaines, nous sommes séduites par l’idée d’en faire un portfolio. Nous les avons appelées « les œuvres qui pourraient ne pas être des œuvres ». Tu m’as demandé ce qui reliait ces œuvres les unes aux autres et je ne t’ai jamais répondu.

J’aurais pu te dire : rien.

Les peintures de Gabriele Münter sont criantes de couleurs vives aux contours appuyés au noir. Pourtant, elles aussi sont silencieuses. J’aime de manière assez folle Boating. J’ai lu quelque part que la femme de dos (celle qui mène la barque) serait Gabriele Münter elle-même. Les autres personnages – un homme, une femme et un enfant – lui font face. Ils la regardent avec des yeux tout ronds, pleins de mécontentement. Le lac est d’un bleu sombre et mat. Rien ne se reflète à sa surface.

Les œuvres qui pourraient ne pas être des œuvres reposent sur de simples gestes de prélèvement, d’appropriation ou de déplacement. Lorsqu’on prélève un fragment d’un ensemble pour le coller dans un nouvel arrangement, on ne perd pas ce qui a été coupé. Quelque chose se déplace du premier ensemble, et je me demande si ce n’est pas la voix.

Marguerite Duras avait un appartement au premier étage de l’hôtel des Roches noires. Si je t’en parle maintenant, c’est parce que l’absence était le motif et le but de son écriture. Du balcon, elle pouvait voir le banc où je me suis assise il y a deux ans pour t’écrire une carte postale. La carte était toute blanche. J’y ai tracé une ligne noire qui la coupait en deux. En haut de la ligne, le ciel est blanc. En dessous, la mer aussi. C’était ma manière de te faire voir l’océan et ce qu’il cache.

« Presque plus rien », c’est aussi ce qu’on est et ce qu’on laisse.

La mer m’avale complètement. Je sens qu’elle pourrait me faire disparaître.