MORCEAUX DE MÉMOIRE – REPLI DES CHOSES de Paul-Émile Saulnier
Centre des arts contemporains du Québec à Montréal, du 7 septembre au 18 octobre 2002.
Il y a longtemps que Paul-Émile Saulnier découpe et ramasse des morceaux de mémoire qu’il tresse les uns aux autres. Au cours des vingt dernières années, l’art de Saulnier a porté sur la grande Histoire, interrogeant inlassablement la Seconde Guerre mondiale, éventrant son insoutenable mécanique. Dès le départ, il a choisi le montage comme procédure autant dans ses dessins que dans ses installations, prenant l’histoire « à rebrousse-poil », pour le dire comme Walter Benjamin. L’inflexion tourbillonnaire de sa démarche qui fouille les rebuts décapite toute origine. Avec Saulnier, nous avançons dans le creux des choses, à travers cet étonnant amalgame d’images pleines d’absence, de brèches, sans arrimage, face au monde qui se décompose. Cet automne, au rez-de-chaussée de la galerie du Centre des arts contemporains, il combinait des objets et des caisses sous surveillance. En retraite. Vaste reliquaire où les réminiscences passent par les objets construits, machinés et ceux trouvés dans les brocantes. Boîtes de passé aux reliefs insoupçonnés, remplies de traces, vraies et fausses, égarées dans la gare de triage. Cubes en impasse sous le choc des cascades saccadées. Secret des choses. Images aveugles qui nous forcent à scruter les alentours.
Les yeux dessillés
La représentation n’est jamais entière. Elle s’entrebâille et se referme sur des trous noirs. Les formes dévorent leur propre histoire prise dans la matière du temps. Les cubes de Saulnier balisent les chemins du regard et tracent la voie. Ce sont peut-être des maisons de mémoire mais dont les faces closes s’abîment dans l’indicible. Elles s’ouvrent sur l’oubli. Les choses s’y replient, séquestrées là, dans ces abris de fortune où s’accumulent les horreurs du jour, emmurées avec les souvenirs de leur histoire. Mais l’œuvre fend la mémoire comme elle l’entame. Elle dessille les yeux. Dans l’intervalle, la violence avec laquelle on n’en finit jamais apparaît, humaine et inhumaine, si près et si loin, tandis que l’horreur sommeille à l’intérieur comme à l’extérieur de soi, recouverte, terrée dans les souterrains de l’histoire et de l’inconscient, en attendant de fausses paix, sans commencement. D’une abomination à l’autre, ressurgit la même trahison. Et tout recommence. Mais en fait, les objets exposent également leur déplacement. Saulnier compose avec leurs glissements; il procède ainsi tirant du mouvement un dynamisme qui établit dans les images une déportation criante. La vue est dérangée, pleine d’éléments en suspension. Saulnier fait jouer les charnières. L’œil commence par regarder et palper les parois tantôt lisses tantôt rudes de ces constructions. Le regard isole, découpe, il gonfle les volumes qui cherchent à s’ouvrir. Nous pensons à ce qu’il y a en dedans. On croirait une énigme. Mais les façades ne cloîtrent pas l’intérieur. Elles le convoquent en nous. Les rapports se troublent entre les points de vue et les points de fuite mobiles de ces coffrets étrangers à l’horizon du passé mais emmêlés néanmoins à notre présent. Fasciné et inquiet tout à la fois, le regard, qui d’ordinaire va, s’arrête maintenant frappé par l’interstice entre les objets. Souvenons-nous de Warburg pour qui seule « l’iconologie de l’intervalle »était intéressant(1).
Caractéristiques de l’œuvre de Saulnier dès ses débuts, d’innombrables petits paquets de journaux ficelés, fanés, jonchent le sol, à la traîne. Nature morte caduque : les vanités d’antan tapissent le plancher. Tant d’attributs s’y recoupent et se redoublent. Tatouée de mots, la matière de l’installation recouvre l’injonction silencieuse des vanitas qui nous somme de réfléchir aux limites du savoir tout autant qu’à la finitude des pouvoirs politique, économique et militaire. Massifs, de noirs frontons mobilisent l’espace. Comme les souvenirs, ils montent de la nuit qui nous enveloppent d’une mémoire inconnue. Leur noir entre dans les yeux. Il prend de l’avance. Et tout en nous, ça reflue. Memento mori. Rappel des baraquements. De petits violons sculptés persistent, d’une installation à l’autre; des bidons d’essence côtoient un extincteur. Les motifs se précipitent; les objets se bousculent. Les fragments se projettent les uns dans les autres. Point de chute et d’irruption : il y a aussi un train qui trône bien en vue, des micros, une scie à ruban, une machine à coudre, un jeu d’échecs, des tuyaux de toute sorte..., plein d’éléments vissés, boulonnés qui empiètent les uns sur les autres. Dans ce théâtre improvisé, une partie se joue comme sur l’échiquier de la vie, inquiétante et étrangère.
Écriture et dépouillement
Mais dans la cave de la galerie, l’œuvre de Saulnier prend une nouvelle tournure, c’est-à-dire qu’elle offre en contrepoids à la prodigalité des fragments surexposés en haut une installation aux allures minimalistes. L’austérité du dispositif contraste fortement avec le foisonnement baroque spécifique aux compositions de l’artiste. Complètement dépouillée, la mise en scène prend ici un sens extrême. C’est ainsi qu’au sous-sol, deux machines à écrire sont installées en retrait mais en pleine lumière. Ready made d’une autre époque. Dans le silence de la cave, remonte le vacarme des interrogatoires. L’écriture voisine tout à coup avec l’histoire. Instrument du sens et outil du pouvoir. Propagande. La machinerie des mots est exposée entre le document qui éternise l’histoire et le monument lettré. Leurre ou réalité? Remède ou poison, tel que le supposait Derrida dans « La Pharmacie de Platon »? La fabrique de l’écriture passe à l’interrogatoire. Saulnier éclaire son procès. Autour de l’écriture se déroule l’aura de l’image dialectique, « cette boule de feu qui franchit tout l’horizon du passé », selon l’expression de Walter Benjamin. Cimetière de l’humanité. Rédemption scripturaire? Paradoxalement, brille l’expérience intime de l’écriture, capitale quand elle échappe à la littérature comme à la communication et qu’elle devient alors l’expérience même de l’intériorité. Lieu de création. C’est ainsi que Jabès, dans El, écrivait que « tout se passe donc, pour l’écrivain, comme si, la mort l’ayant foudroyé avec sa propre plume, il allait enfin outre-nuit pouvoir parler; mais à qui et pourquoi? Peut-être, en renonçant au discours, afin d’habiter l’inaudible parole, celle que Dieu conserve par-devers lui pour sonder le silence ».
Enfin, à côté de ces machines à écrire, toute une série d’éviers avec des robinets est rivée aux parois des murs, alignés impeccablement tout contre des essuie-mains immaculés. On se lave les mains des massacres au quotidien et on recommence. La blancheur des serviettes intime la réflexion. Un malaise certain s’installe. Au jour le jour, l’horreur se dessine dans l’ombre du geste de Ponce Pilate. L’histoire pointe la mise en scène qui prend une tout autre dimension. Mémorial de Plötzensee. Saulnier télescope notre Maintenant dans l’Autrefois, ouvrant des images comme il ouvre des yeux.
1. D’après E.H. Gombrich, Aby Warburg. An Intellectual Biography,Londres, The Warburg Institute, 1970, p. 253.