La clarté consumante de Patrice Duchesne
L’artiste de Saguenay Patrice Duchesne est surtout connu dans le milieu de l’art contemporain québécois pour ses performances et ses installations. Dans un dépliant publié à l’occasion de projets multidisciplinaires qu’il présentait en 2003 au centre d’artiste 3e impérial de Granby, on présentait les champs d’intérêt de l’artiste dans les termes suivants :« Patrice Duchesne s’intéresse aux multiples formes de la vie, à la vivacité des êtres, à la sensualité, au chaos originel. Par l’utilisation symbolique d’objets choisis qu’il sublime, poétise et réorganise en systèmes complexes, il opère des glissements sensoriels par de savants dispositifs installatifs qu’il amplifie souvent par la performance. Son travail, tout en tension, parle d’intimité, de sensualité et de liberté sauvage. » On retrouve sensiblement tous les thèmes de ce vaste programme de travail dans sa production récente de dessins. Prenons par exemple le chaos originel, la béance comme l’appelaient les Anciens, ou encore le règne du désordre absolu, pour l’appeler autrement : comment se manifeste cet état des choses magmatique dans le dessin de Patrice Duchesne? Cela se traduit, notamment, par l’élaboration d’une mythologie personnelle qui réactualise les caractéristiques propres aux fabuleuses figures de la mythologie classique.
La figure du Typhon, l’être qui parle à la fois le langage des dieux et celui des hommes, à quoi ressemble-t-elle dans les récits antiques? Et comment peut-on se la représenter aujourd’hui? Dans L’univers, les dieux, les hommes (1999) Jean-Pierre Vernant écrit : « Typhon est tout le temps en train de bouger, de frapper, de mettre en branle ses jambes et ses pieds. Il a cent têtes de serpent, mais cent têtes de serpent avec chacune une langue noire projetée hors de la bouche. Ces cent têtes possèdent chacune une paire d’yeux qui dardent une flamme brûlante, une clarté qui illumine ces têtes serpentines et qui en même temps consume tout ce vers quoi se portent leurs regards. » Les êtres inventés par Patrice Duchesne, même lorsqu’il s’agit d’autoportraits, sont en constante transformation, bougent sans arrêt, circulent dans tous les sens et gravitent autour d’un axe imaginaire; ce sont des êtres de profonde instabilité. Ce sont également des êtres dotés d’inouïs pouvoirs d’autotransformation : le cou se rétrécit curieusement et devient soudain un bicorne ou un puissant membre d’obstruction, d’un crâne s’échappe une divine excroissance hindoue, pour d’obscures raisons un long bras se détache de son tronc et essaie tant bien que mal de mettre en branle son membre viril, ou vice versa; et tout cela sans parler des réseaux ligamentaires, nerveux et veineux qui s’étendent bien au-delà de leur corps d’origine. Ce sont là autant de facultés étrangères à l’espèce humaine que Patrice Duchesne ressuscite dans un style décontracté.
Mais ce qui rend singulier le système de représentation de l’artiste, c’est peut-être justement la présence de cette« clarté consumante » dont parle Vernant. En effet, l’espace qui environne les êtres de Patrice Duchesne est plus souvent constellé de trous noirs que de lumineuses étoiles. Le regard, on le sait bien, séduit tout autant qu’il foudroie. Les microzones touchées par le regard pulvérisant de ses fantastiques créatures forment des opacités qui masquent partiellement le champ du spectateur, suggérant ainsi que le dessin et l’acte créateur en général — à l’image de la vie terrestre — ne sont pas seulement une activité constituante mais aussi un lent et inéluctable processus de désintégration.
Les petits corps sexués de Stephen Schofield
J’avais écrit il y a de cela deux ou trois ans un article évoquant une réalisation particulièrement impressionnante de Stephen Schofield (Swell, 2002) dans le cadre des projets Toronto Sculpture Garden. J’avais alors interprété l’élément central de la pièce comme une espèce de serpentin monstrueux et quelque peu déchaîné. Je fus donc surpris d’apprendre, par un courriel de l’artiste, que la description du sperme laiteux s’échappant de Moby Dick constituait pour lui l’une des images les plus marquantes qui soit. Cette image fluide et diaphane, qu’on dirait tirée d’un songe, ajoutait l’artiste, meuble et (dé) structure de mille manières ses pensées. Il va donc sans dire que la torsade de Swell s’inspirait du récit de Melville. On peut facilement imaginer que le trajet et la forme du liquide lactique dans l’eau produit effectivement des arabesques compliquées et excite l’imagination. Mais s’en tenir exclusivement au caractère imprévisible qu’emprunte le jet blanchâtre, ce serait se camper dans une posture formelle et passer à côté de la plaque. Car il faut bien admettre que ce que sous-tend la référence explicite au sperme (symbole tenace de la satisfaction sexuelle) provenant de l’animal à la fois craint et chéri des enfants, c’est l’interdit qui frappe l’univers de la sexualité infantile, interdit qui se résume à dénier toute forme de jouissance physique avant la puberté.
Pourtant, dans son essai portant sur la genèse et l’évolution de la vie sexuelle de l’homme, Introduction à la psychanalyse,Freud a écrit des pages sans équivoque sur le sujet. Il constate, et on le constate encore aisément à notre époque avec la remontée des puritanismes de tout acabit, que le sujet suscite spontanément controverse et qu’il n’invite guère (à quelques exceptions près encore de nos jours, comme chez Boris Cyrulnik), à l’examen attentif : « L’enfant est considéré comme pur, comme innocent, et quiconque le décrit autrement est accusé de commettre un sacrilège, de se livrer à un attentat impie contre les sentiments les plus tendres et les plus sacrés de l’humanité. » Et il semble que c’est en ayant pleine conscience que ces sentiments prévalent encore aujourd’hui que Stephen Schofield expose à la lumière du jour ses jeunes et petits corps insolemment sexués. Toutefois, il n’y a pas vraiment de volonté de provocation dans cette mise à nu d’une sexualité de l’enfant, ou dans la reconnaissance d’un droit à des plaisirs inhérents au développement de leur vie psychique. Les petits corps sexués de Stephen Schofield ont peut-être été moulés par l’artiste dans l’espoir de déclencher un réveil? Ses jeunes modèles produisent l’effet d’une brusquerie, ils secouent le spectateur afin qu’à leur vue se lève « le brouillard d’amnésie que seule la recherche analytique réussit à dissiper », pour reprendre les mots de Freud, et qu’on leur attribue enfin un droit à la jouissance, que celle-ci soit labiale, buccale, génitale ou anale.
En feuilletant la documentation fournie par l’artiste, je me suis rendu compte que Stephen Schofield jongle avec ce thème tabou de la vie sexuelle de l’enfant depuis un certain temps déjà. N’écrivait-il pas, dans un petit livre d’artiste, Milk, Milk, Lemonade, chocolate around the corner, publié en 1991, « J’ai passé neuf mois de vacances dans le ventre de ma maman et je regardais par la fente le joujou de mon papa. Il battait si bien la mesure qu’il m’a craché à la figure. C’était bon, c’était sucré, ça goûtait la crème fouettée »? Dans l’essai précité, Freud remontait dans ses observations factuelles jusqu’au sentiment de satisfaction éprouvé par le nourrisson après la tétée, « Les premières manifestations de la sexualité, qui se montrent chez le nourrisson, se rattachent à d’autres fonctions vitales. Ainsi que vous le savez, son principal intérêt porte sur l’absorption de nourriture; lorsqu’il s’endort rassasié devant le sein de sa mère, il présente une expression d’heureuse satisfaction qu’on retrouve plus tard à la suite de la satisfaction sexuelle. [...] » Si Freud s’appliquait à tracer le portrait clinique d’une généalogie de la vie sexuelle affranchie de la nécessité de procréer, et tout cela en vue de dégager les fondements d’une « symptomatologie des névroses »,Stephen Schofield remonte avec humour plus tôt encore et n’a que faire de ce schéma de développement par phases successives. Exit donc le complexe de castration et autres concepts du champ freudien. Il semble que ce qui l’intéresse, c’est de transposer des fantasmes sexuels presque adultes et un tantinet pervers dans des coquilles d’innocence qui n’attendaient que d’être artistiquement souillées. Il ruine en quelque sorte ses jeunes symboles de pureté en leur prêtant des intentions pas tout à fait pieuses, ou en les affublant de sexes et d’orifices hypertrophiés, ce qui revient un peu au même quand on plonge dans les abysses de l’inconscient. Soulignons en terminant que la plupart des petits corps de son exposition à la galerie Optica A Boy’s Own Story (2004), se tenaient sur des tremplins, ce qui donnait à penser qu’ils étaient sur le point de basculer vers d’autres espaces, l’espace analytique par exemple.