Pour comprendre la brève histoire de l’art contemporain, il semble impératif de se pencher sur la dialectique des rapports que les artistes ont entretenus avec l’institution muséale depuis une trentaine d’années. Contrairement à ce que croient les sociologues de l’art, prompts à dénoncer le double-bind de la subvention subversive et de la transgression légitimée, l’intrication entre l’art et l’institution est à l’origine même de ce que l’on appelle « l’art contemporain ». On oublie trop souvent de rappeler que l’art contemporain est d’emblée un art de musée, c’est-à-dire un art institutionnel. Ce sont en effet les responsables de musées qui furent les premiers à qualifier d’« art contemporain » ces pratiques hétérogènes qui pendant longtemps avaient boudé l’institution muséale avant d’y revenir en force à la fin des années 1960(1). En réintégrant le musée, les Daniel Buren, Hans Haacke, Marcel Broodthaers... ne l’ont pas laissé tranquille pour autant : ils n’ont eu de cesse d’exposer les codes institutionnels afin de mieux les critiquer. Aujourd’hui ce travail est achevé. Les musées d’art contemporain ont intégré ces critiques, comme en a témoigné l’année dernière l’exposition Le musée qui n’existait pas, ultime consécration de Buren par le Centre Pompidou. Et en effet, le musée a bel et bien disparu : non pas parce qu’il est devenu transparent, mais parce qu’il a parfaitement intégré les critiques que les artistes lui ont adressées depuis la fin des années 1960. Aussi voit-on de plus en plus d’artistes réinvestir l’espace urbain en se référant à l’activisme des années 1960. Mais leur « engagement » dans la sphère publique n’est pas exempt d’une certaine naïveté, comme si l’espace public était un espace vierge où tout était possible, comme si les précautions prises à l’égard de l’« hétérotopie » muséale, ne valaient pas ici.
C’est dans ce piège que ne tombe jamais Michel de Broin, qui a compris que l’espace public est un lieu aussi institutionnalisé que le musée, que l’espace public est en fait aujourd’hui l’ultime extension du musée. C’est précisément de ça que nous parlait l’exposition solo Épater la galerie (2002) organisée à la Villa Merkel d’Esslingen en Allemagne. De Broin avait repris le design des immenses flèches lumineuses des motels américains de années cinquante qui, à plusieurs kilomètres de distance, indiquaient à l’automobiliste qu’il était arrivé à bon port. Avec une ironie mordante, les flèches d’Esslingen symbolisaient l’intégration du musée à l’industrie culturelle et en même temps la crise de vocation qu’il traverse à l’heure de la démocratie culturelle, au moment où il devient de plus en plus difficile... d’épater la galerie. Sans ces immenses flèches lumineuses, peu de chance que l’automobiliste pressé s’arrête... En fait, non seulement les flèches d’Épater la galerie pointaient le musée, mais elles le traversaient de part en part comme pour souligner que la perméabilité était devenue totale entre l’espace public et l’espace muséal.
Il est remarquable de noter que toutes les interventions de Broin dans l’espace public, ou sur l’espace public, répondent à la même démarche : il s’agit de faire résonner les codes de l’histoire de l’art du XXe siècle (en priorité des avant-gardes historiques) et ceux de l’espace public (codes de la route, signalétique commerciale, mobilier urbain...) afin de mettre en évidence leur aspect conventionnel — et du même coup un peu absurde. Mais Michel de Broin ne joue jamais les donneurs de leçons, ses expositions, ses interventions et ses sculptures publiques sont toujours parcourues d’un esprit léger et ironique. Dans ses œuvres, les signes et les signaux les plus conventionnels dérapent, s’embrouillent et se livrent à toute sorte de caprices étranges. Révolution (2003), l’œuvre publique commandée par la Ville de Montréal pour le parc Maisonneuve-Cartier, s’inscrit parfaitement dans cet esprit. Clin d’œil aux escaliers en colimaçon, que l’on retrouve sur toutes les cartes postales de Montréal, et en même temps allusion au célèbre Monument à la IIIe Internationale (1920) de Tatlin qui n’a existé que sous forme de maquette.L’Éclaireur éclairé (2000), sa précédente œuvre publique réalisée dans le cadre du programme 1 % pour le Centre de Formation Daniel-Johnson à Pointe-aux-Trembles, représentait un personnage, fortement inspiré des paysans du dernier Malevitch, qui arrachait un lampadaire pour éclairer la façade de l’établissement scolaire. Là encore, les signes de l’espace public étaient détournés, sur un mode dadaïste et iconoclaste, de leur usage courant.
Michel de Broin entretient un rapport ambigu et paradoxal à l’histoire de l’art. Ses œuvres se moquent doucement des impasses et des culs-de-sac des avant-gardes historiques, comme la piste cyclable d’Entrelacements (2001) qui ne mène nulle part, ou encore les immenses panneaux publicitaires deNu (1998) qui singent les velléités métaphysiques des monochromes. Les positions artistiques (et politiques...) trop radicales, nous dit de Broin, ont vite fait de se transformer en leur contraire, comme le road movie suprématiste de l’exposition Matière dangereuse, présentée au Centre des arts actuels Skol en 1999, qui aboutissait à un retour à l’ordre spectaculaire — l’arrestation de l’artiste par les forces de l’ordre. Mais en même temps, de Broin ne renonce pas à la capacité des avant-gardes à transformer la vie, à soulever des montagnes. On retrouve cette volonté de s’élever au-dessus de la lourdeur des choses dans les tonnes de bitume qu’il a fait verser sur les bords du canal Lachine pour réaliser sa piste cyclable en forme de griffonnage automatiste, ou encore dans cette roulotte qu’il voulait suspendre à cent mètres de hauteur pour l’exposition La Demeure organisée chez Optica en 2002 — proposition qui est restée à l’état de projet pour des raisons de sécurité. En ce sens, l’art a toujours représenté une forme de résistance, un thème omniprésent chez de Broin — auquel il a d’ailleurs consacré un mémoire de maîtrise. Tout en faisant preuve d’une très grande lucidité sur l’institutionnalisation de l’espace public, dont il dévoile les codes et les conventions, de Broin n’a pas renoncé pour autant à cette capacité de l’art à vouloir résister au poids des contingences. Même lorsque cette volonté est vouée à l’échec. L’art, selon lui, est un projet à jamais inachevé, une révolution permanente...
1. Catherine Millet, L’Art contemporain, Paris, Flammarion (col. Dominos), 1997.