Le concept d’aître (être+air[e]) est un anachronisme,
pour ne pas dire un archaïsme qui, suivant Georges
Didi-Huberman, « a la particularité phonétique,
en français, de retourner une notion de lieu
vers une question d’être », et de mettre
en évidence ce qu’il y a entre
les deux, l’air.
— Marie-Christiane Mathieu
Au fil des ans, et plus particulièrement au cours de ses recherches doctorales, Marie-Christiane Mathieu a exploré le concept d’aître (aire et être) dans lequel l’architecture (aire) est un élément fondamental qui détermine non seulement notre façon d’occuper l’espace, mais notre condition existentielle (être), et, par conséquent, la manière de « prendre sa place » dans la société. Depuis peu, Marie-Christiane Mathieu a ajouté l’air dans la notion de l’aître (être, air[e]), s’intéressant ainsi aux propos de Luce Irigaray « sur la théorie de l’enveloppe et du volume sans contour. L’enveloppe », écrit Irigaray, « a la capacité de se retourner sur elle-même et d’intégrer l’air comme élément pénétrant. […] Si évident et si peu apparent, l’air donne la vie mais sous une forme d’absence ». Si l’air que l’on respire est intrinsèque à la condition existentielle de l’homme (être), il est, par conséquent, également lié à sa propension à échafauder des architectures (aires), fussent-elles réelles ou virtuelles. C’est ce que Marie-Christiane Mathieu s’est appliquée à élaborer dans sa démarche artistique, de manière intuitive d’abord, ensuite de façon conceptuelle et préméditée tout au long de son parcours.
Un parcours atypique : de l’holographie aux technologies numériques
À l’œuvre dans le milieu des arts visuels, scéniques et médiatiques depuis plus de trente ans, Marie-Christiane Mathieu a plusieurs cordes à son arc. Praticienne multidisciplinaire des nouveaux médias, enseignante et théoricienne de l’art, son périple artistique s’est amorcé en 1975, à l’École nationale de théâtre du Canada (ENT) où elle a d’abord étudié pour devenir scénographe. Ce premier contact avec l’art contenait déjà le germe de son intérêt pour les enjeux de l’occupation de l’espace qui, dans le contexte théâtral habituel, établissent la manière dont les acteurs doivent habiter l’espace scénique ou le « décor » pour transmettre l’essence du texte dramaturgique. Mais, contrairement au parcours usuel d’un futur scénographe, les préoccupations de Mathieu ne sont pas centrées sur l’acteur. C’est plutôt la lumière et son mouvement qui l’a incitée à s’inscrire à l’ENT, imprégnée qu’elle était alors de l’esthétique futuriste, à la suite de sa lecture du Manifeste L’atmosphère scénique futuriste (1924) d’Enrico Prampolini, dans lequel l’acteur ne représentait qu’un simple « élément scénique » ou une « tache de couleur », selon la formule d’Edward Gordon Craig, acteur, metteur en scène et scénographe britannique du début du siècle dernier. Mathieu porte donc un intérêt indiscutable à la lumière façonnée dans le volume « comme réalité plastique vivante, comme organisme constructif »,selon les termes mêmes de Prampolini.
La lumière et le mouvement deviendront ainsi la genèse de son cheminement artistique. Déçue de sa formation à l’ENT, puisqu’elle n’y trouve pas les enseignements historiques, pratiques et théoriques sur les liens à établir entre l’art et la technologie, c’est néanmoins dans cette institution que l’artiste découvre le scénographe tchèque Joseph Svoboda qui travaillait la lumière en volume à l’aide des poly-écrans, technique qu’il inventa pour la création de Lanterna Magika,présentée à l’Exposition universelle de Bruxelles, en 1958, et à l’Exposition universelle de Montréal, en 1967. Mathieu se dirige alors vers les ateliers de cinéma d’animation de l’Office national du film (ONF) où le traitement de l’image lumineuse en mouvement, dans toutes ses dimensions, prend de plus en plus d’importance dans sa démarche. Toujours dans un contexte où l’artiste s’interroge sur la manière de sculpter la lumière dans des volumes, et sur la façon de « prendre sa place » et « d’habiter son espace », elle monte un atelier d’holographie au Service de recherche et développement de l’ONF. Elle y amorce une série d’expérimentations avec une caméra holographique, qu’elle construit elle-même, pour faire du cinéma d’animation, ce qui donne lieu à l’installation La machine à rêves. L’holographie est une technologie que peu d’artistes canadiens ont explorée jusqu’à maintenant hormis, notamment, Georges Dyens et Mary Harman.
Mathieu produit de 1986 à 2001 nombre d’œuvres holographiques dans le cadre d’expositions personnelles de même que dans le contexte de commandes publiques régies par la Politique d’intégration des arts à l’architecture et à l’environnement du ministère de la Culture et des Communications du Québec (politique dite du 1 %). L’artiste a d’ailleurs réalisé, ces dernières années, plusieurs commandes pour la « politique du 1 % ». On pourrait même affirmer qu’elle a trouvé avec ses projets d’art public, à son insu peut-être, un moyen très efficace d’occuper l’espace et de prendre sa place, en intégrant dans ses œuvres in situ tant l’holographie, la sculpture et le dessin que le texte et divers matériaux, ainsi que des jeux de lumières constamment remodelés.
Au début des années 2000, Mathieu délaisse l’holographie en raison des coûts de production exorbitants, de la fragilité du support et de la difficulté à le conserver dans des conditions optimales. Elle se tourne alors vers des supports numériques qui lui permettront d’explorer, entre autres choses, l’art réseau qui, à travers les méandres de l’internet, la pousse à concevoir le Monument du vide (2004), œuvre qui fut l’objet de ses recherches doctorales. Elle a orchestré ce projet collaboratif panaméricain avec des artistes du Québec et de l’Amérique latine. Campé dans l’univers virtuel du cyberespace, chaque artiste qui a participé à la réalisation de Monument « habitait son espace » bien réel avec ses codes culturels propres et devait découvrir comment « prendre sa place » dans ce réseau, au fil des communications et du temps, pour « le vivre et le travailler ensemble », en vue de l’élaboration de cette entreprise rhizomatique imaginée et échafaudée par Mathieu. Peu à peu, l’être humain et le corps, l’acteur en quelque sorte, font leur apparition dans les créations de l’artiste.
Dans des œuvres subséquentes, elle explore les technologies géolocatives (GPS), avec notamment une pièce-parcours présentée à la Biennale internationale de sculpture contemporaine de Trois-Rivières, intitulée La volière ou le socle du vide de Monsieur Roussil (2008). Ici, c’est le son qui prend le dessus sur la lumière, comme élément impalpable et invisible, mais qui dirige néanmoins le flâneur à travers l’itinéraire choisi et « programmé » par l’artiste, et qui l’exhorte à « aître », au fil de ses déambulations sonores. À ce sujet, Mathieu confiait récemment que l’air avait été un facteur déterminant dans la réception de cette œuvre, puisque le vent ayant « déplacé » à quelques reprises les ondes sonores, le parcours s’en était trouvé détourné de son itinéraire originel, créant ainsi une désorientation certaine chez le spectateur / déambulateur.
En 2008, toujours, l’artiste crée Parasite, une installation interactive sonore, pour l’exposition La médiation du conflit / Mediating Conflict, où le spectateur est appelé à interagir en répondant à la question « Comment prendre sa place ? » Avec cette œuvre, Mathieu revient à l’objet bien réel, concret (est-ce l’influence des projets d’art public ?), qui prend l’aspect d’un porte-voix et qui rappelle avec une prescience à rebours inquiétante l’œuvre de Rebecca Belmore Ayumee-aawach Oomama-mowan : Parler à leur mère (1991), que Mathieu n’avait jamais vue avant d’entreprendre son projet (pas plus qu’elle n’avait lu au sujet de cette installation de l’artiste d’ascendance anishnabée, créée pendant une résidence au Banff Centre for the Arts). D’ailleurs, Mathieu affirme avoir été passablement secouée après la « découverte » de l’œuvre de Belmore, une fois Parasite réalisée. Manifestement, le zeitgeist agissait encore à quelques décennies d’écart et de milliers de kilomètres de distance. Quoi qu’il en soit, elle choisit d’illuminer Parasite comme on éclairerait un acteur au théâtre, puisque le porte-voix ne pouvait agir seul, sans l’intervention du spectateur. En effet, celui-ci devient lui-même acteur en déclenchant la seconde couche de la trame sonore (ou de la parole) du mégaphone surdimensionné lorsqu’il répond à la question qui lui est posée après avoir coiffé le casque d’écoute qui y est attaché. Quant à la lumière, l’artiste la sculpte ou la module pour créer un effet dramatique et dramaturgique sur cet objet parfois tonitruant qui arrête immanquablement les déambulations du visiteur lorsqu’il en perçoit les murmures, les rires, les applaudissements ou les vociférations. Le spectateur entend des voix qu’il ne peut identifier d’emblée, mais qui le happent et l’appellent, afin qu’il prenne lui-même la parole pour joindre le chœur des sirènes l’invitant à exprimer comment il entend « prendre sa place » en se prêtant au jeu du mégaphone qui gardera la trace de son appel, pour un moment fugace, grâce à un savant manège algorithmique.
Habiter son espace…
Pour sa réalisation la plus récente, Habiter son espace # 1(work-in-progress), Mathieu entre dans le vif du sujet ou de « l’aître » en se mettant elle-même en scène à travers divers fragments vidéographiques et sonores qui nous la présentent évoluant dans « son élément », au cœur des ateliers et des bureaux de La Bande vidéo, un centre de création et de recherche en arts médiatiques de Québec. Ces cellules vidéo et sonores, récemment présentées dans trois projections superposées en aplat sur deux murs distincts, ont été, à l’origine, l’objet d’une recherche que l’artiste avait amorcée au cours de sa résidence à la Bande vidéo, réalisée à l’hiver 2009, en collaboration avec le Laboratoire de muséologie et d’ingénierie culturelle (LAMIC) de l’Université Laval, dont elle est membre active. La dernière occurrence « segmentée » représentait donc l’étape subséquente de l’œuvre conçue initialement pour l’environnement immersif du cyclorama à 360° du LAMIC, à l’intérieur ou à l’extérieur duquel les spectateurs pouvaient voir défiler les capsules vidéo et entendre les trames sonores y étant reliées. « Ce projet réalisé sur le Cyclorama du LAMIC, fait usage d’un dispositif panoramique et immersif développé à la Société des arts technologiques de Montréal (SAT), par Sébastien Roy de l’Université de Montréal. Initié grâce à une résidence d’artiste à La Bande Vidéo, Habiter son espace (work-in-progress) fait partie d’un nouveau corpus d’œuvres qui interroge les différents aspects de l’aître (air[e]+être). Le projet aborde la question de la demeure et des espaces que nous habitons »(Marie-Christiane Mathieu).
Nous ne sommes donc jamais loin du théâtre qui agit assurément comme fondement de ses réflexions (avec ou sans acteurs !) et de ses préoccupations sur la lumière, le son, la transparence, l’occupation de l’espace et la collectivité. L’artiste ajoute : « Habiter son espace (work-in-progress) est en partie inspiré du film Tango de Zbigniew Rybczynski que j’ai vu au Festival d’Annecy en 1980. Complètement délirant, ce film d’animation avait remporté le grand prix du Festival la même année. Habiter son espace reprend l’idée du chaos en projetant sur la minceur lisse et lumineuse d’un écran panoramique, l’espace vivant d’une demeure encombrée. » Habiter son espace # 1, comme sa numérotation l’indique, est la première d’une série d’un corpus d’installations que l’artiste prévoit réaliser, à brève et moyenne échéance, afin d’explorer plus à fond la notion de l’aître ou la façon d’« occuper l’espace » et de « prendre sa place » pour un mieux vivre en communauté.