Les sciences de l’optique ont de tout temps fasciné les philosophes et les artistes. Spinoza pouvait s’adonner à ses cogitations en toute indépendance à La Haye grâce à son minutieux travail de tailleur de lentilles. On disait de ses lentilles qu’elles étaient renommées pour leur précision. Le sens de la précision, voilà bien la qualité qui lui était nécessaire pour élaborer une philosophie captivée par les infinies possibilités de transparence et d’élucidation du monde de l’esprit. En lisant L’Éthique de Spinoza, on ne peut s’empêcher de voir des correspondances entre l’image d’un homme tout affairé à polir les facettes de ses lentilles et celle d’un homme non moins affairé à polir ses pensées à travers le dispositif de la raison. La raison est une lentille : c’est une faculté qui sert à faire la mise au point entre intériorité et extériorité. C’est un instrument qui aide à trouver la bonne distance focale entre nous et les choses; un disque clair et irradiant qui nous rapproche de la netteté dans un monde dont l’ordre est depuis peu complètement renversé par la défaillance de cette même faculté et l’indomptable volonté de puissance.
Il y a un petit quelque chose de spinozien dans le mode d’approche et de fixation des objets du monde sensible de Marc Laforest. Dans un dépliant qui accompagnait un forum tenu à la Salle des Boiseries de l’UQAM en 2001, l’artiste signait un texte intitulé Histoire de prendre la vue. Que peut-il bien nous concocter avec un titre qui annonce, mine de rien, un ambitieux programme artistique? En quoi consiste ce désir d’avoir prise (de vue) sur le réel à travers les propriétés focales d’une lentille? Voici quelques éléments de réponse :« Parfois, je contemple la réalité de la même façon que j’observe une œuvre. Dans ces moments de plénitude, ma seule envie est de saisir, de capter et de conserver la scène qui s’offre à moi », nous confie-t-il. Mais à bien y réfléchir, le dispositif qu’il déploie pour capter et saisir la scène qui s’offre à lui — une réalité « artialisée » pour reprendre le beau mot de Montaigne — ne semble pas se donner d’entrée de jeu, ce qu’il reconnaît un peu plus loin dans son texte lorsqu’il affirme : « Dans mes photographies, [...] le sujet photographié interagit avec les éléments formels de la photo — par exemple, un personnage tenant un flou entre ses mains ou encore une main faisant la mise au point à l’intérieur même de la représentation. »
On voit bien que ce dont il s’agit ici ce n’est pas tant de « prendre la vue » par les voies habituelles, acte de saisie qui atteindrait assez tôt ses limites, que de donner à voir un instant précis en un lieu déterminé : un instant privilégié qu’il considérait déjà semblable à une « œuvre », c’est-à-dire ni plus ni moins qu’une composition paysagère précédée d’une intention. Une fois identifié ce tableau découpé à même la« réalité », pour reprendre son vocable, il reste maintenant à matérialiser ce regard « artialisant », à l’incarner en images de permanence. Ce qu’il fera par l’emploi de moyens indirects, des moyens quelque peu alambiqués même, d’où la pertinence de parler à propos de ce travail spécifique de dispositifs de représentation. C’est ici que la lentille joue pleinement son rôle : elle est cette interface qui permet la convergence entre l’illusion du réel, le sujet stabilisateur de l’image (la main spinozienne qui aspire à la précision autant qu’elle est aspirée par elle) et le maître de la représentation (l’artiste). Maurice Merleau-Ponty avait écrit dans L’œil et l’esprit que voir, c’est« se garder à distance de ».
Donner à voir, pour Marc Laforest, c’est signifier également qu’il vaut toujours mieux se garder à distance de ce que l’on offre à voir. Mais cette distance est variable et fuyante. C’est la lentille qui va la fixer. Elle a pour fonction de clore l’arbitraire des positions possibles entre le fond « paysagé » et l’artiste afin que surgisse la cible visée, l’image anticipée. Il s’agit par la suite de renverser le jeu de la représentation et de maintenir ce renversement jusqu’à son ultime aboutissement : présenter la prise de vue ainsi obtenue à l’envers. Dans les faits donc, ce que l’on voit, l’empreinte laissée par la lumière sur la pellicule gélatineuse classique, a fait l’objet d’un réajustement, d’une remise en ordre du monde. Ce que l’optique avait mis à l’envers dans le dispositif initial, l’artiste le remet à l’endroit. Mais cet endroit ne supprime pas nécessairement l’envers, il le conserve et le tient à sa place, comme une vision brouillée et distante mais qui reste bien visible dans l’arrière-plan de l’image photographique. Bien entendu, notre regard est happé dans un premier temps par cette ouverture circulaire suspendue dans le vide par ces mains surgissant de nulle part. C’est dans un deuxième temps seulement qu’il se soumet à un effort de reconstitution des opérations inhérentes à l’élaboration du dispositif. À la fois points concentrés du monde et fragments d’astres terrestres, ces petites vues encerclées gardent du début jusqu’à la fin un côté trompeur car elles dissimulent sous des airs ingénus une tactique représentationnelle d’une grande efficacité.