Elle peint d’une main de fauve amoureux
Façon audacieuse d’affronter l’espace
Ailleurs trop de gris engoncés dans leur spleen
Ici le paysage transpire d’une sueur rabelaisienne
Ou comment libérer la lumière sur un air de Bach
Jean-Paul Daoust
« Il y a art » quand une expérience inattendue arrive ;
« il y a art » lorsque notre raison s’active et qu’on a
l’impression de voir pour la première fois quelque chose
que l’on a déjà vu ; « il y a art » quand ces phénomènes
ont été imaginés et créés de toutes pièces. Et pour réussir
cet exploit, il faut que l’artiste soit passé par sa propre vie
et que son désir en ait gardé la trace. Le but de l’art n’est
pas l’esthétique. Le but de l’art est la qualité de
l’existence ; comment être et exister dans le milieu
extérieur des circonstances. Entre les deux notions
il y a un abîme.
— Louise Prescott, Le complexe d’Ulysse –
Signifiance et micropolitique
dans la pratique de l’art (2002).
Louise Prescott avoue d’entrée de jeu se situer en contrepoint des tendances actuelles de la peinture contemporaine qui, depuis les postmodernes années quatre-vingt, se débat, parfois avec l’énergie du désespoir, contre sa mort annoncée. Dans cet ordre d’idées, Prescott assume pleinement sa posture d’artiste qui façonne son médium et son matériau dans la foulée de la tradition moderne. Pas de prétention, donc, à aspirer à une vision postmoderne de la peinture, quoique tout à fait valable pour les artistes contemporains qui la mettent de l’avant. Le désir, la couleur et les motifs naturels sont les leitmotivs de la démarche de Prescott. Lorsque la peintre « moderne » m’a accueillie dans son atelier baigné de la lumière printanière, les toiles qu’elle avait exposées à la Galerie d’art d’Outremont à l’automne 2009 pour son exposition Fugues, la première depuis plusieurs années, trônaient sur les cimaises de son lieu de création.
Elle racontait alors que, pendant le processus de travail qui l’a menée à cette exposition, « sa connaissance de la peinture moderne a resurgi ». Ce phénomène lui a permis de « revisiter des peintres comme Tom Thompson, Jackson Pollock et les peintres automatistes d’ici. » La palette des peintres la fascine au plus haut point. Et tenons-nous-le pour dit, Prescott est une coloriste qui n’a pas froid aux yeux et qui associe des couleurs que l’on ne songerait pas faire dialoguer entre elles. Elle aime jouer sur les contrastes entre le chaud et le froid en créant des mélanges inusités et audacieux, certes, mais où le dosage devient très important, pour ne pas tomber dans un magma de couleurs qui n’aurait plus de sens. Aussi, sur les toiles, on sent toujours la main, la touche, le geste, la trace de la peinture. Elle est texture, topographie, palimpseste de couleurs et de giclées. Celui qui observe tend la main vers les tableaux pour toucher aux couleurs.
Le processus de travail
Prescott est une tenante de l’association libre, au sens psychanalytique du terme, à l’instar de l’écriture automatique des surréalistes et, plus près de nous, de la peinture des Automatistes des années 1940 ou encore de l’Action Painting des années 1950 aux États-Unis. En revanche, si dans sa poïesis, couleurs et processus inconscients priment, il ne faudrait pas croire que sa peinture n’est qu’improvisation. Prescott forge d’abord une grille « cartographique », sa grille d’analyse en quelque sorte, structurée par des « coulées et des giclées de peinture acrylique, dans laquelle la couleur est suggestive et à partir de laquelle [elle] détermine [sa] façon de travailler ». La peintre affirme ne pas avoir d’idées préconçues de ce qu’elle va accomplir et que « l’image se construit progressivement au fil des giclées et des aérosols qui consentent des respirations, des fenêtres et des mises en abyme ». Aussi, elle peut « travailler sur trois ou quatre toiles de front », ce qui lui permet de « résoudre les problèmes du premier tableau pendant qu’[elle] échafaude la palette de l’autre ».
Les toiles « libres », qui ne sont pas montées sur des faux-cadres et qui ne sont jamais encadrées, « pour les faire mieux respirer », entament leur périple au sol et, une fois la cartographie complétée, elles se retrouvent au mur où leur réalisation se parachève à la verticale, mais toujours dans une chorégraphie où la conversation entre les sœurs picturales arrivent au fil d’arrivée presque en même temps. En ce sens, le procès de Prescott pourrait être qualifié de performatif1, d’autant que la musique joue un rôle primordial dans la rythmique de réalisation du travail de l’artiste. Elle danse, donc, d’un tableau à l’autre en tentant de trouver des solutions de couleurs, de composition et de signifiance à chacun d’entre eux. La musique lui permet de se défaire « du filtre du surmoi extérieur » et de se retrouver dans un état proche de la transe, dit-elle. Cet état l’amène à « avoir accès aux processus primaires », pour paraphraser Freud, à ses souvenirs, à son imaginaire. C’est ce qu’elle nomme le niveau préconscient ou le pré-langage. Au terme de ce processus, c’est-à-dire aux trois quarts de la réalisation de ses travaux, elle peut enfin nommer « l’affect et la figuralité », mettre des mots sur ce qu’elle a construit, en définitive donner des titres aux œuvres. Le langage arrive donc au dénouement de la démarche.Le format des toiles (2,44 m x 1,85 m) de Prescott est le même depuis maintenant quinze ans. Ce sont des dimensions à échelle humaine, une échelle assez grande pour que le spectateur soit tenté d’y pénétrer, comme on entrerait dans un univers onirique ou dans un paysage fantasmatique, mais pas démesurée, pour qu’il y soit confortable. Ces proportions permettent à celui qui regarde de cerner l’ensemble du tableau en un coup d’œil tout en y décelant les détails, lui permettant ainsi d’apprécier « la somme de travail » que l’artiste a réalisée.
Post-abstraction
Prescott désigne sa peinture comme étant de la post-abstraction, puisqu’il nous est toujours possible de créer des associations d’idées en nous référant à des repères « naturels ». Elle maintient en outre une certaine ambivalence de l’image, « pour ne pas en fermer le sens », ce qui permet à l’observateur de créer ses propres trames narratives. Néanmoins, Prescott est une artiste de son temps. Même si elle affirme être une peintre moderne, elle est aussi fortement influencée par les nouvelles technologies et dit s’inspirer, entre autres, de l’imagerie médicale qui a, selon elle, modifié notre vision du paysage. Son album de photos n’est jamais très loin, surtout en fin de parcours. Il recèle des clichés qu’elle a captés au cours de ses déambulations ou de ses voyages, s’attardant ici sur un paysage, là sur une texture, ou encore sur un détail de prime abord inintéressant. Ces épreuves photographiques lui permettent d’apposer les touches finales aux enchevêtrements des coulées et des giclées colorées. Tous ces détails réveillent des sentiments enfouis, tant chez l’artiste que chez le public. Inspirée comme elle le fut par l’ouvrage de Gilles Deleuze, Francis Bacon : logique de la sensation, où l’auteur affirme notamment que « la figure émerge avec son lot d’indicible, de caché, de secret »,Prescott révèle vouloir créer des images qui sont toujours chargées de la matière et du corps. Car le corps de l’artiste est primordial dans l’action « incarnée » de la peinture. Il bouge de haut en bas et d’un côté à l’autre pour investir la toile de ce « langage individualisé qui ira chercher, dit-elle, le regardeur à un niveau très profond ».
Rencontre cruciale avec
un musicien hors normes
Prescott se définit également comme une artiste transdisciplinaire, puisque la poésie et la musique ont toujours occupé une place prépondérante dans son travail de peintre. Elle a souvent collaboré avec le poète Jean-Paul Daoust qui, à son tour, s’est inspiré de ses tableaux dans son travail d’écriture. La peintre et le poète ont aussi réalisé des performances à deux pendant certaines des expositions de Prescott, notamment au cours du vernissage de Paroles ailées, en 2001, au site Saint-Sulpice de la Bibliothèque nationale du Québec.Et en 2001-2002, alors qu’elle collaborait aux travaux d’un groupe de recherche à l’UQAM, dont faisait également partie le musicien Pierre Jasmin, elle fit la « rencontre » des interprétations du pianiste des fugues de Jean-Sébastien Bach. Mais ce n’est que plusieurs années plus tard qu’elle sera influencée par le souffle des préludes de Bach, interprétés par Jasmin, au cours de ses séances de travail. Elle affirme que les 14 préludes de Bach joués par Jasmin lui ont permis de saisir sa peinture d’un tout autre œil, tant dans sa façon de l’appréhender physiquement que psychiquement. Pendant le vernissage de Fugues, Jasmin s’est mis au piano, à la demande expresse de l’artiste, et a interprété quelques-uns des préludes de Bach. À ce moment, Prescott a pour ainsi dire « performé »le procès de travail de sa récente production, en reproduisant la gestuelle de ses actions de peintre, en suivant la cadence des pièces du compositeur allemand.
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Il est vrai qu’avec ses derniers travaux, le rythme des peintures de Prescott a changé de palette de couleurs. Mais à n’en point douter, nous sommes toujours en présence d’une artiste qui agit en continuité avec ses œuvres précédentes. La rupture, si rupture il y a, se situerait dans la structure des œuvres elles-mêmes, tant sur le plan de leur interrelation que sur le plan pictural de chacune des toiles, qui englobe leur composition, l’agencement et l’organisation des couleurs. Finalement, la disjonction entre les travaux antérieurs et ceux plus récents se situe dans la facture lyrique, typique des œuvres de Prescott, qui apparaît avec Fugues, moins littérale, viscérale et baroque, mais plus intellectualisée, voire épurée.
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1. À l’instar d’un Jackson Pollock, représentant de l’Action Painting, qui dansait au-dessus de ses toiles, alors qu’il était en pleine action de dripping.C’est un processus qui fut presque entièrement occulté dans les analyses de son principal commentateur, le critique d’art Clement Greenberg, qui souhaitait que la peinture de Pollock soit vue comme un objet autonome et autosuffisant, contenu à l’intérieur de son cadre, décontextualisé de son lieu de création.