Louis Fortier : Réponse aux curieuses têtes Neuf questions en spirale sur l’art de Louis Fortier

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Où commencerez-vous 
(première question qu’elles me posent) ?

Ici.

Que voulez-vous dire (deuxième question) ?
Par la substance et le volume, la présence d’esprit, le faire, l’action sur les matières ; par la posture et la concentration, par ce qui est devant et au-delà de nous. Ici même, où nous nous trouvons maintenant.

Où vous trouvez-vous (maintenant, trois) ?
Dans une salle, une salle blanche remplie d’objets charnels : de belles têtes, de têtes terrifiantes, de têtes difformes, de têtes qui s’épanouissent comme des fleurs ou se fanent comme des fruits mûrs laissés au soleil, de têtes dévorées par les regards collectifs. Elles sont fixées aux murs, perchées sur le plancher et amassées sur des tables. Elles sont muettes, mais parlantes ; elles sont aveugles, mais nous fixent d’un regard réprobateur. Elles sont immobiles, mais marquées d’un mouvement, comme si elles se dirigeaient sans cesse vers un autre lieu. Elles sont pareilles et toujours différentes.

C’est cette accumulation tumultueuse qui m’attire ici aujourd’hui, vers cette salle blanche métaphorique, cette page littéralement blanche. C’est cette abondance qui doit être notre point de départ : cet espace rempli de têtes : vous, les têtes.

Pourquoi commencer ici (quatre) ?
Précisément parce qu’il est question de têtes et de visages, de représentations physiques iconiques. La tête forme le haut du corps, le sommet, avec toute sa résonance. Le visage est l’identité, le fiat qui détermine qui nous sommes et, dans les moments difficiles, notre culpabilité ou notre innocence. C’est la tête et le visage qui donnent lieu à la reconnaissance, à l’échange et aux relations physiques.

Cette extrémité corporelle existe en toute autonomie. Parfois un objet de culte, parfois un trophée de guerre, parfois un symbole, c’est le siège métaphorique de l’âme et l’esprit. C’est le souvenir de rois morts et de célébrités toujours vivantes. C’est la voix de l’autorité, des « têtes-coupées » et le leitmotiv de cet artiste en particulier, qui intervient encore et encore dans ses œuvres.

La tête et le visage établissent la hiérarchie corporelle et, par extension, la hiérarchie sociale ; ce statut se retrouve dans la langue même, « la tête du parti, la Couronne ». Les tournures sont si profondément ancrées qu’elles ont entraîné leur propre opposition littérale et profondément imagée dans le culte du personnage sans tête de Georges Bataille. À bien y penser, compte tenu de l’auteur et son dieu acéphale, si la décapitation prive du principe organisationnel, si elle destitue le corps charnel et le corps politique d’un faux idéalisme et d’une terrible unité, si elle décentre et libère, faisant de nous « innocence et crime... naissance et mort » (Georges Bataille « La conjuration sacrée »), la multiplication sans fin des têtes n’a-t-elle pas le même résultat ?

Si la tête est partout et qu’elle est répétée maintes fois de façon orgiaque et excessive, n’est-elle pas, à vrai dire, nulle part ? Elle n’est plus une monade troublante, mais plutôt un genre de prolifération rhizomatique. Cette répétition joyeuse ne désacralise-t-elle pas également la troublante extrémité ? Ne nous rappelle-t-elle pas une fois de plus que la tête sous-entend des têtes, et qu’après tout, ce n’est pas un simple symbole, ni pure abstraction et indice culturel ; qu’elle est faite de substance réelle, de chair et de sang. Qu’elle ne fait pas que définir un espace : elle l’occupe. Que le processus de pensée et d’organisation est enraciné dans nos organes vitaux. Que la tête fait partie du corps et qu’elle est liée à toutes ses activités. N’est-elle pas incarnée, comme vous tous, chers simulacres ?

Que suggérez-vous ? 
De quelle manière est-elle incarnée ? (cinq et six) ?

Vous, têtes de Louis Fortier, êtes faites de cire. Dans sa forme originelle, la cire pure est charnelle. Puis, cette même substance prend une nouvelle forme, une nouvelle vie. De plus, pour revenir à Georges Bataille, la cire est le produit final d’un processus tangible, une sécrétion, un matériau de base issu de choses rampantes. C’est la matière qui rappelle le plus le corps, la plus tangible des matières, avec toutes les possibilités et tous les risques que cela comporte. Que le matériau utilisé soit vraiment de la cire d’abeille (ce qui n’est généralement pas le cas), cela demeure une sorte de cire et, indubitablement, tant par analogie que par sa texture et sa luminosité, et plus particulièrement dans une salle aussi désordonnée que celle-ci, la matière d’origine nous rappelle la ruche.

D’autres éléments méritent considération : la cire est sensible à la lumière, comme le corps ; comme lui, elle est belle et fragile. Vous les têtes, vous pouvez être trop facilement brisées et cassées en mille miettes. On peut vous arracher des morceaux. Vous réagissez au froid et au feu. Vous réagissez également au toucher et vous pouvez être marquées et transformées par les actes de violence ou d’amour. Nous sommes conscients de cela en nous approchant de vous. Vous éveillez chez nous (notre tête, dans ce cas-ci) une certaine sensibilité, et nous aspirons à un contact plus intime. De telles images déploient leur présence physique. Vous agissez sur nous par le biais de cette chimie qui, comme l’affirme le critique Dave Hickey, « entraîne le plaisir visuel de l’observateur » 1, parce que au-delà des distorsions et de l’aura étrange de ces surfaces cireuses, se trouve une sorte de beauté qui ne peut venir que de l’incarnation. Devant l’armée de visages, nous prenons conscience de votre présence physique et de la nôtre. C’est cette présence physique qui définit la rencontre, ce pouvoir de l’objet d’art d’occuper l’espace réel et conceptuel, d’être deux choses à la fois, nature morte et présence vivante, d’inspirer terreur et ravissement.

Votre incarnation est en partie ce qui nous arrive. Elle nous rappelle un autre problème vital : comme le corps, ces têtes sont une expérience et à ce titre, elles sont à la fois produit et processus.

Vous exagérez, n’est-ce pas (septième) ?
Non. Dans son fonctionnement même, le corps doit changer. Il doit grandir et se développer. Les ongles, les poils et les cheveux doivent allonger. Les muscles doivent se gonfler, puis s’atrophier. À la fin, le corps meurt et change encore. Il retourne à son état informe. Il reprend sa forme initiale. Ce processus continu s’accomplit seul et il représente, dans une certaine mesure, ce qu’est le corps. Il engendre, soutient, habilite et définit la réalité physique du corps. Le corps est l’union paradoxale de l’immuable et du mutable : la chose et le processus, tout comme l’art de Louis Fortier, et de la même façon.

En réalité, l’artiste travaille à partir d’un corps réel : le sien. Cette collection proliférante de têtes commence par un moule de son propre visage, de façon que tous les figurants de la collection représentent en quelque sorte l’artiste. Derrière, sous les nombreuses distorsions grotesques et fabuleuses se retrouvent les mêmes caractéristiques, une peau identique, la courbe de son crâne parfaitement appariée et son menton en saillie. Vous êtes des doubles occultes mais précis de votre créateur, ses spectres, ses jumeaux. Chaque totem de cette salle blanche agitée est lui-même, à son image, et le moule de ses attributs spécifiques. Ainsi, visages de cire, vous jouez avec plusieurs codes de la représentation : les normes et conventions du portrait, la pensée officielle sur les questions de représentation, l’opposition entre figuration et abstraction (compte tenu du degré de distorsion des sculptures).

Puis, l’artiste vous crée encore et encore, chaque tête devenant un objet fixe, un marqueur, tout en étant lié causalement et temporellement à la suivante. Tandis que la collection prend de l’ampleur, tant en nombre qu’en temps, ces images évoluent, au rythme de l’artiste, réfléchissant les passages de sa vie. Bien qu’il se plie quelque peu à la tradition du portrait, l’artiste en fait également fi en ne saisissant pas une personne en particulier à un moment précis, mais en exposant continuellement son parcours : il projette une image à la fois inerte et en mouvement.

Un produit et un processus, et le produit d’un processus.
Mais le corps agit de son propre chef (huitième question... en quelque sorte) ?

Cette œuvre aussi. La simple présence matérielle, la dimension et le volume justifient à eux seuls le droit de revendiquer l’action dans le monde ; être est parfois le parallèle de faire. L’accumulation massive d’objets remplit l’espace et donne un sens à l’espace occupé. Lorsqu’un visiteur pénètre dans la salle, il doit vous faire face, têtes et visages articulés, il doit se déplacer parmi vous et tenir compte de votre présence. Ses mouvements, ses choix, son expérience sont dictés par votre présence. Le parcours n’est jamais stationnaire... et il y a plus encore.

Bien que l’artiste parte d’un moule de sa tête, il retire la cire avant qu’elle ne durcisse, avant qu’elle n’ait pris sa forme définitive. Par une série de manipulations aléatoires et chaotiques de cette masse provisoire — laissant tomber ou tourner la cire sans la guider, par exemple —, il laisse l’image encore non figée de la tête et du visage se transformer. Durant ce processus au cours duquel chaos et volonté se combinent, l’arcade sourcilière s’allonge parfois, le menton se courbe, l’œil sort de son orbite, les côtés de la tête se replient, une fissure se forme, un imprévisible calice apparaît, changeant les traits encore reconnaissables du visage. Les traits d’une tête se fondent, absorbant leur propre structure. Une autre tête se transforme dangereusement, elle craque, ou encore deux visages se collent de façon inquiétante, comme Janus, le dieu romain aux deux visages, gardien des « portes », de l’espace liminal.

Ici, l’homoncule prend davantage forme ; sa matière réagit à elle-même et aux actions d’autres corps, du monde. Le visage se transforme, il est refait ou se refait. D’une certaine façon, il prend part à l’expérience, tout en demeurant une image. Il change et grandit. Il ressort de la sphère de la simple figuration. Il est en devenir. Notre attention devrait donc peut-être se détourner légèrement de la simple image du corps vers celle de sa mutabilité. Les têtes de Louis Fortier sont le produit non seulement de l’artiste, mais de leur propre substance et des forces extérieures auxquelles elles sont assujetties — tout comme nous. Tout comme nous, têtes, vous changez avec les yeux fermés, comme si vous vous endormiez ou abandonniez.

Tout comme vous, il semble que vous changez d’idée 
en ce moment (la neuvième) ?

Peut-être, mais tout change.

Vous aussi, tout simplement, selon la luminosité et l’angle d’observation, et de façon plus complexe aussi. Vous représentez un corps qui est à tout jamais une image de changement en soi et vous êtes le fruit d’un processus semi-délibéré et semi-stochastique. Vous êtes le résultat d’une attraction insoutenable, d’une envie quasi irrésistible de caresser, avec les excès les plus ténébreux qu’ait rêvés Georges Bataille, une « répulsivité » fascinante. Vous semblez être purement matériel, mais devant une telle accumulation aléatoire, des formes si tordues, l’incorporation délibérée de votre propre gestation, le fait que certains traits soient cachés, que vous soyez le produit de l’inconscient, que votre regard vide soit imperturbable, vous me mettez en présence, comme je l’ai déjà suggéré, de rêves et de cauchemars. D’un rêve en particulier.

En effet, dans ma jeunesse, il y a longtemps de cela, j’ai rêvé que je volais dans les airs sur un objet qui changeait continuellement de forme. J’ignore si l’objet faisait partie de moi ou s’il s’agissait d’une monture avec laquelle j’étais en contact physique constant. Ses transformations infinies me fascinaient : tantôt bipède, puis quadrupède, couvert de plumes puis de tentacules, cet objet planait dans les airs, déchirant une vaste étendue bleue. J’étais entouré de formes changeantes. Je savais que cet objet (moi ?) pouvait devenir n’importe quoi et aller partout tant qu’il ne s’arrêtait pas, tant qu’il continuait à changer. Je m’en souviens parfaitement : j’étais entouré de violence et je me débattais, je vivais l’euphorie et la terreur à la fois. Il va sans dire que j’étais plus libre que jamais. Comme je le suis maintenant, entouré de têtes étranges, devant leurs contradictions, leurs vociférations et leur plénitude, ce défilé superbement insoutenable de transformations. Ce changement, ce changement constant.

Reprenons au début et changeons de direction. Commençons par parler du changement.

Ainsi vous avez fini (question inquantifiable) ?
Non, pas du tout, mais je comprends votre question, ici.

(Traduit de l’anglais par Nicole Fortier)

1 Traduction libre d’un extrait de Hickey, Dave, The Invisible Dragon : Four Essays on Beauty, Art Issued Press, Los Angeles, 1993, p. 11