Leila Zelli : Entre ici et ailleurs

Retour au numéro: Iran : Poésie / image

Je ne suis ni blanche, ni noire, ni iranienne,
ni canadienne, ni orientale, ni occidentale:
je suis tout cela en même temps.
Leila Zelli

 

Bien ancrée dans le monde actuel, où les frontières culturelles et géographiques sont mises à l’épreuve et se détachent des cadres traditionnels, la démarche artistique de Leila Zelli vise à saisir en images notre perpétuelle quête d’appartenance. La manière dont l’artiste se définit – ni l’une, ni l’autre, mais toutes à la fois – ébranle les catégories préétablies. C’est cet entre-deux, où elle se tient rigoureusement, qui confère à son travail toute sa vitalité, incarnant à sa manière les multiples médiations culturelles, géographiques et temporelles qu’évoque l’anthropologue Paul Basu dans The Inbetweenness of Things.

Leila Zelli est née et a grandi à Téhéran, dans un monde où l’identité et les apparences étaient – et sont encore – constamment renégociées. Tendue entre une conformité religieuse coercitive et une famille aux mœurs libérales, son expérience lui a permis de comprendre comment opère la propagande lorsque les images véhiculées par les médias sont politiquement investies de manière à consolider une voix et une vérité uniques. Très tôt, elle s’est donné pour mission, en tant qu’artiste, de mettre en lumière des vérités plurielles, d’ébranler nos certitudes et de briser les stéréotypes à travers des gestes simples qui résonnent de façon universelle.

UN JEU DE PERCEPTIONS

Lorsqu’elle est venue s’installer à Montréal, Leila Zelli est soudainement devenue l’« autre ». Elle exploite cette altérité par le biais d’installations numériques in situ, telles que Éclipse (2015) et Terrain de jeu (2019), dans lesquelles elle critique la médiatisation occidentale de la guerre et de la religion au Moyen-Orient. Comme l’évoque son titre, cette dernière œuvre reproduit l’environnement visuel et sonore d’un « terrain de jeu » animé concrètement par des enfants, mais aussi, sur le plan politique, par la circulation médiatique des images. L’artiste interroge la réaction que nous avons face à ce qui nous est donné à voir, la corrélation entre le visible et l’invisible, le champ de vision et le hors-champ, le contexte et notre interprétation biaisée de la réalité. Est ainsi mise à l’épreuve une certaine conception de l’altérité façonnée par les récits occidentaux, en particulier la perception d’un « Moyen-Orient » univoque dont ceux-ci sont porteurs. En se plaçant des deux côtés de la frontière – en tant qu’Iranienne et Canadienne –, soit à la « bonne distance » que requiert l’interprétation du monde et des images, selon Georges Didi-Huberman, Zelli a réalisé à quel point notre propre perception de l’autre est fragile et biaisée, car elle est négociée, nourrie et contrôlée par différents jeux de pouvoir. Afin d’éveiller la conscience des spectateurs et spectatrices, l’artiste adopte une position enfantine, au sens de Didi-Huberman, un état d’esprit ludique : le sujet, la forme et la temporalité de l’image, tout comme le texte qui l’accompagne, et même l’activation de l’œuvre par ceux et celles qui l’expérimentent, font tous partie d’un jeu qui, à travers sa reconstitution, révèle la signification changeante des images quotidiennes et leur capacité à se mouvoir dans l’entre-deux.

L’artiste sait combien la société peut se montrer catégorique. Ses habiles mises en scène s’attaquent à cet état de fait en défiant le statu quo et en mettant en question nos idées reçues, faisant résonner son engagement politique et social. Comme l’expriment ces vers de Hamid Mosadegh, cités dans l’installation vidéo La remplaçante (2019),

Si je me lève,
Si tu te lèves
Tout le monde se lèvera.
Si je m’assois,
Si tu t’assois
Qui se lèvera ?

Leila Zelli se tient debout face aux injustices et nous exhorte à faire de même. Dénonçant l’auto-immolation de Sahar Khodayari, condamnée à la prison pour avoir assisté à un match de soccer, l’installation vidéo (réalisée en collaboration avec l’artiste Guillaume Pascale) montre l’artiste de dos, la tête couverte d’un voile bleu, qui se tient immobile pendant 90 minutes, assise dans les gradins vides d’un stade sportif ; l’assèchement graduel du terrain vu de loin, après la pluie, constitue le seul changement perceptible dans la scène. En raison de sa posture liminale, la jeune femme pourrait se trouver n’importe où ; seuls les Montréalais et Montréalaises pourraient y reconnaître le Stade olympique. Son immobilité retentissante exprime avec force l’angoisse et l’impuissance qu’elle ressent face à la mort injuste de Sahar. Les acclamations de la foule qui envahissent l’espace rappellent la tension paradoxale entre le divertissement populaire et le tourment du soulèvement politique, entre la beauté et la catastrophe.

POÉSIE ET POLITIQUE

Il n’est pas étonnant que la poésie et le militarisme aillent de pair dans le travail de Leila Zelli. Comme on le voit chez Mosadegh, les vers des poètes iraniens ont souvent été politiquement chargés. L’artiste puise dans la poésie afin d’appeler au changement : depuis l’incipit de sa vidéo Le chant des oiseaux (2019), qui fait désormais partie de la collection du Musée des beaux-arts de Montréal, à son plus récent projet Le retour des oiseaux (2020), une série de seize dessins à l’encre accompagnés de poèmes qu’elle a conçue en vue des célébrations de Norouz, le nouvel an persan.

Le chant des oiseaux a découlé de nos échanges lors de sa résidence Empreintes au MBAM en 2019[1]. Cette expérience a permis à l’artiste de renouer avec sa propre culture, son travail mélangeant adroitement l’esthétique traditionnelle iranienne et les nouveaux médias. Inspirée du Cantique des oiseaux (1177) de Fârid ûd-Dîn ‘Attâr, poète originaire de la ville de Nîshâpûr, la vidéo est composée d’images d’oiseaux provenant des céramiques persanes du xiie siècle conservées dans la collection du musée, lesquelles sont juxtaposées à des gazouillis contemporains rassemblés entre juin et septembre 2019 sous le mot-clic #Iran. L’artiste a ainsi sondé notre perception médiatisée de l’Iran, mais elle a aussi exposé le courage des femmes iraniennes qui luttent pour leur autodétermination, que ce soit en défiant le port obligatoire du hijab ou en assistant à un événement sportif, un thème qu’elle a revisité dans La remplaçante. Comme toutes les œuvres vidéographiques de Zelli, Le chant des oiseaux dégage une certaine qualité hypnotique, laquelle se manifeste par un rythme lent, des effets de fondus, ou encore par l’exploration du hors-champ. Ses sujets sont souvent difficiles à discerner à première vue ; les dissimulations ne se dissolvent et les détails ne deviennent clairs que dans la durée.

AU-DELÀ DES APPARENCES

Intitulée Le retour des oiseaux, la toute dernière entreprise de Leila Zelli s’inscrit en continuité avec le projet Le chant des oiseaux, s’inspirant comme ce dernier de la quête métaphorique d’illumination que l’on trouve dans Le Cantique des oiseaux. Ce récit légendaire raconte comment trente oiseaux partirent à la recherche de leur roi, Simorgh, traversant sept vallées représentant la recherche, l’amour, la connaissance, le détachement, l’unicité, la stupéfaction et l’anéantissement, pour enfin reconnaître ce Simorgh en eux-mêmes, dans leur propre reflet (Simorgh signifie « trente oiseaux » en farsi). Pour ce projet, Zelli a méthodiquement créé un dessin par jour et a retranscrit, sur chacun d’eux, des poèmes, des citations ou des souhaits offerts par ses amis (évoquant la quête d’Attâr). À chaque jour, l’un de ces délicats portraits d’oiseaux provenant d’un peu partout dans le monde a ensuite été diffusé en ligne, à l’aube, dans ce qui s’apparenterait à un acte de divination quotidienne.

L’art de Leila Zelli réside dans sa capacité à nous provoquer en douceur, que ce soit en nous projetant sur un terrain de jeu dystopique, en attisant notre curiosité à travers les trous d’un mur, en nous donnant à voir des images au ralenti et à entendre des sons hors contexte, ou encore en nous livrant des poèmes. Avec gentillesse, considération et compassion, elle pose des gestes à la fois simples et ludiques qui nous permettent d’aller au-delà des apparences et d’apercevoir – un instant – l’extraordinaire beauté ainsi que la part de vérité qui se cachent de l’autre côté.




[1] Cette résidence, soutenue par le Conseil des arts de Montréal, est offerte à des artistes montréalais issus des communautés culturelles qui désirent développer un projet en dialogue avec les collections du musée.