Comme dans les romans, de Josée Pellerin
Pour présenter cette série, l’artiste avait écrit : « La source de cette proposition provient d’un vif intérêt longtemps entretenu avec certains auteurs littéraires et leurs espaces fictifs [...] Les auteurs sont auscultés tour à tour dans leur fondement pour ensuite se métamorphoser dans des déplacements où la narration devient un matériau potentiel. Évitant les écueils de la littéralité et de l’illustration, cette manipulation est mise à contribution dans une ré-interprétation qui tente de cerner la notion de dépossession chez Paul Auster, la négation et l’anti-érotisme chez Thomas Bernhard, l’anti-héros et sa soumission chez John Fante [...], la notion de responsabilité sociale chez José Saramago, la théorie des âmes multiples chez Antonio Tabucchi, la mort comme solution ultime chez Stephan Zweig. »
De là à dire que les œuvres de Comme dans les romansreprésentent quelque chose de l’âme des écrivains auxquels elles réfèrent, il n’y aurait qu’un pas. Un pas qui mènerait cependant droit dans une impasse. Je ne crois pas que Josée Pellerin exige de la part des spectateurs de son œuvre l’érudition qu’il conviendrait d’avoir pour reconnaître dans l’image le portrait de ce qui est intimement responsable chez l’écrivain de la singularité de son œuvre. Supposons que Josée Pellerin s’en soit forgée une idée pour les dix écrivains dont elle a fréquenté l’œuvre et la fortune critique. Peut-on en conclure qu’elle a conçu Comme dans les romans simplement pour donner une forme à l’idée qu’elle s’est faite du spectre qui a poussé dix hommes à écrire, et à le faire d’une manière telle qu’une littérature en naquit? Il n’en reste pas moins que chaque image réfère à une littérature, ou plus exactement à la plissure psychique qui l’aura causée.
La possibilité d’une telle interprétation n’arrive-t-elle pas à l’esprit par habitude? Les choses ne doivent-elles pas trouver leur sens? Aussi, accueillir Comme dans les romans comme une suite de dix portraits d’écrivain apaise l’effet dévastateur d’un phénomène pour le moins inquiétant qui nous envahit en examinant les œuvres; un peu comme la réponse à une question refoule immanquablement ce qui aura causé le questionnement. La possibilité de lire l’image, d’en comprendre un tant soit peu la raison d’être, apparaît insurmontable. Car enfin, ce n’est qu’en prenant connaissance de leur titre que les œuvres peuvent être saisies comme des portraits : « Le monde selon Paul Auster », « Le monde selon Thomas Bernhard », et ainsi de suite.
Mais avant que nous en connaissions la source, l’image se présente sous l’aspect d’une mystérieuse somme de motifs iconographiques. Dans « Le monde selon Robert Lalonde », l’artiste a tracé un réseau routier sur la surface d’une courge à laquelle elle a fixé de ces petits arbres utilisés par les maquettistes. Cet arrangement a ensuite été photographié sur un fond peint représentant la vue lointaine d’une campagne anonyme se profilant sous un ciel couvert. La courge-paysage reposant sur quatre bâtonnets, l’éclairage de la scène projette les ombres des arbres sur une surface blanche en dessinant ainsi des formes aux limites incertaines qui rappellent celles des nuages représentés dans le paysage peint en toile de fond de la scène.
À ce registre de la lecture des œuvres, l’ordonnance des motifs iconographiques produit deux types de reconnaissance, celle du sujet représenté et celle du sentiment ressenti en faisant l’expérience de la forme que l’artiste donne au sujet. « Le monde selon Robert Lalonde » est sans conteste la représentation d’un paysage. Mais le traitement que Josée Pellerin en fait engendre un sentiment d’étrangeté. Ce n’est pas que le paysage soit étrange, c’est la manière de le représenter qui l’est.
L’artiste inventera en son temps — au XVe siècle — ce que Pierre Francastel a nommé le cube scénographique pour désigner un espace organisé par l’artiste de manière que tout ce qui y est perçu puisse être identifié. En clivant sujet et traitement comme elle le fait dans les images de Comme dans les romans, le moins que l’on puisse dire, c’est que Josée Pellerin ouvre un tout autre espace que celui qui avait été conçu par ses prédécesseurs il y a plus de cinq siècles. « Le monde selon Robert Lalonde » est bel et bien la représentation d’un paysage. Mais quoi dire de la représentation de ce paysage?
Y a-t-il lieu de s’étonner de cette rencontre inouïe entre le sujet de l’image et son traitement, maintenant que les artistes connaissent, là, les plus grandes libertés? La décision de représenter un paysage comme il l’est dans « Le monde selon Robert Lalonde » pourrait ne pas avoir d’autre sens que de reconnaître à Josée Pellerin qu’elle est de son temps. L’étonnement est cependant la toute première dimension du phénomène qui s’inscrive dans le corps qui l’éprouve. Ne le négligeons pas!
Mais n’excluons pas pour le moment cette hypothèse d’un assujettissement de l’artiste à son temps. À l’horizon d’une telle hypothèse, ce clivage entre sujet et traitement, bien que structurant, ne relèverait pas d’une décision à part entière. Dans les cultures occidentales, l’articulation entre le sujet d’une image et son traitement a de tout temps été le lieu de l’originalité, le lieu où s’origine l’originalité, si je puis dire, le lieu de son émergence, le lieu d’émergence de la signature, du nom propre, de l’irreproductible. Ne pas cesser de se distinguer, ne pas cesser de faire différent, non sans conserver une cohérence, une unité, une continuité dans son travail, tel serait le sens de l’art que ces cultures ont véhiculé jusqu’à aujourd’hui. Il faudrait prendre le temps de comprendre pourquoi, mais c’est là une autre question. Toujours est-il que le clivage entre le sujet et le traitement qui façonne toutes les œuvres de Comme dans les romans ne serait donc que l’effet d’une réponse aux attentes que notre culture a à l’endroit de tout individu qui souhaiterait s’y inscrire en tant qu’artiste : avoir l’obligation de faire singulier. L’interprétation de Comme dans les romans pourrait finir là. Josée Pellerin s’introduit à sa culture en tant qu’artiste en clivant le sujet de ses images et le traitement qu’elle leur réserve, alors que le représenté et le représentant d’une représentation sont par définition insécables.
Cette interprétation ne prend cependant pas en compte le fait que l’évolution historiale de la pratique artistique dans les sociétés occidentales a conduit l’artiste à reconnaître sa pratique comme un mode de connaissance à part entière en lui octroyant le statut d’une véritable méthodologie. Dès lors,faire c’est faire voir, c’est mettre en lumière. Que l’art soit un mode de connaissance à part entière n’est pas encore une chose acquise. Il faudra pourtant y venir, car l’artiste met au travail des apories sur lesquelles sa culture se fonde. Cette mise au travail n’est pas sans liens de parenté avec la phénoménologie. « Phénoménologie dit alors : [...] ce qui se montre, tel qu’il se montre de lui-même, le faire voir à partir de lui-même. » (Heidegger)
Ce clivage entre sujet et traitement dont elle fait en quelque sorte sa signature, Josée Pellerin le met en scène en proposant des portraits de ce qui fait le ressort d’unelittérature. Le clivage s’expose du coup en équivalent visuel de ce qu’un roman recèle d’unique en matière de littérature, et qui légitime de parler par exemple de la littérature de Paul Auster ou de la littérature de José Saramago, et ainsi de suite. Mais surtout, Josée Pellerin l’élève au statut de figure du singulier en soi. Du singulier en tant que principe légiférant le domaine de la pratique artistique dans la culture occidentale, mais aussi du singulier en tant que principe structurant un fait de représentation, récit ou image, en un fait artistique.
En concevant Comme dans les romans, Josée Pellerin extrait, met en scène et éclaire cette notion, non pas pour l’expliciter mais pour l’interroger. Qu’en est-il de ce qui cause l’art, et que notre culture évite manifestement d’interroger en tenant le phénomène en retrait derrière le concept de subjectivité d’abord, et derrière celui d’art ensuite?
Art et subjectivité ne s’articulent d’ailleurs l’un à l’autre que sous le coup de l’impasse dans laquelle notre culture se trouve à ne pas pouvoir répondre du singulier autrement qu’en l’acceptant dans ses rangs sous les traits de ce qu’elle assimilera à une pratique artistique. Aussi, le concept d’art, et tout ce que la culture y associe, de la notion d’auteur au concept de musée en passant par les discours scientifiques qui le prennent pour objet d’étude, sauvegarde celle-ci d’une quelconque expérience du singulier, n’en voulant indiscutablement rien savoir. Peut-être est-ce à l’horizon d’un tel mouvement de réserve de la culture qu’il faut comprendre l’évolution de la pratique artistique vers une véritable méthodologie? Évolution à laquelle Josée Pellerin participe assurément.