À l’automne 2011, j’avais été fort surpris d’apercevoir, au sein d’un groupe d’étudiants de l’UQAM, deux jeunes femmes qui arboraient une tenue et une coiffure rigoureusement identiques. Plutôt banale, l’apparence vestimentaire de chacune ne devenait remarquable que par sa duplication chez l’autre, et je les avais prises pour des jumelles. La chose m’étonnait, car cette habitude vestimentaire, vraisemblablement héritée de la petite enfance, me semblait jurer avec cet âge de la jeunesse caractérisé par une vive soif d’autonomie.
Un an plus tard, pourtant, j’apprenais que ces jumelles n’en étaient pas : j’étais plutôt tombé sur Uniforme, une performance de longue durée amorcée par deux étudiantes en arts visuels sans lien de parenté, Jade Barrette et Sophie Rondeau. Elles avaient décidé de porter, durant toute leur première session en maîtrise, les mêmes vêtements chaque jour passé à l’université et lors de sorties communes dans des lieux d’art.
Kit performatif aussi efficace que faussement « conformiste », cet habillement commun qui m’avait berné ne procédait pas d’une habitude conservée, mais d’une règle vestimentaire originale inventée à des fins de mimésis. Il faisait de Barrette et Rondeau des sosies et les « uniformisait » comme des « filles en série » (selon l’ouvrage éponyme de Martine Delvaux), du moins pour l’observateur pressé, comme moi, auquel auraient échappé leurs traits pourtant différents. La performance une fois complétée, leurs deux ensembles vestimentaires seraient rangés dans une boîte d’archivage avec certificat d’acquisition, le tout intitulé Combiné 3 pièces et signé Jean-Sébastien Vague, pseudonyme qu’elles utilisaient depuis le début de leur collaboration, en 2008.
Œuvre véritablement inaugurale, Uniforme est la première performance de longue haleine qui conjugue la réflexion sur l’identité, enjeu central chez les deux artistes, avec leur aspiration à un art pleinement vécu, en prise sur la réalité concrète. Éprouvante et exigeante sur un plan aussi bien psychologique qu’interpersonnel, mais forte de son incarnation résolue sur la scène du réel, Uniforme permet à Barrette et Rondeau de vivre pour de vrai les jeux d’altération et de duplication de l’image de soi qu’elles opéraient jusque-là dans leurs photos et vidéos sous le mode restreint de la représentation. Si toutes deux abordaient depuis leurs débuts l’influence des normes véhiculées par la mode, de l’industrie du divertissement et des codes de genre sur la construction de l’identité personnelle, leur pratique se double alors d’un travail performatif sur la tenue vestimentaire grâce auquel elles peuvent sinon résister, du moins manifester leur dissidence vis-à-vis de ces normes. Uniforme était aussi ma toute première rencontre avec Jean-Sébastien Vague, mais j’ignorais alors tout du cadre artistique de leur action, et j’avais confondu leur personne avec l’œuvre qu’elles réalisaient.
À ma décharge, Barrette et Rondeau se ressemblaient déjà un peu, et c’est même cette ressemblance qui les aura amenées à collaborer, lors d’un séjour d’études à Strasbourg en 2008 : « [M]a ressemblance avec l’autre semblait offrir un spectacle plus captivant que nos pratiques respectives. […] On me confondait sans cesse avec elle ; […] j’étais « les Québécoises », durant six mois. [À] Montréal, c’était pareil, on m’envoyait la main par erreur, on m’appelait par son prénom. Je la connaissais de vue et de nom, pour être celle que l’on prend souvent pour moi. […] Ainsi, Jean-Sébastien Vague est né largement du regard des autres, conséquence de ma ressemblance avec mon acolyte[1]. »
Les artistes abandonnent alors leur production respective pour une pratique exclusive en duo – un engagement scellé en 2011 par les Premières alliances : chacune se fait tatouer la ligne de vie de l’autre dans le creux de sa main, trace discrète mais indélébile de leurs destins associés. Leurs œuvres seront dès lors signées Jean-Sébastien Vague (abrégé à partir d’ici en JSV). C’est d’ailleurs lui qui se fait entendre dans le passage de leur mémoire de maîtrise tout juste cité : le duo y emploie un « je » partagé, se référant tantôt aux deux artistes (« j’étais “les Québécoises” »), tantôt à l’une et l’autre prises isolément (« non seulement étais-je pareille à une autre, mais j’étais seule »). Les autrices expliquent au début du mémoire qu’elles l’ont même rédigé en alternance (Barrette écrivant une phrase, puis Rondeau la suivante, et ainsi de suite).
Jean-Sébastien Vague : un nom, un code
À propos de ce curieux pseudonyme, leur texte de démarche ne renseigne guère. Qualifié dans une longue suite de métaphores de « perroquet », de « ménage à trois », de machine « idiote » ou « géniale », de « terrain de jeu »[1], l’artiste s’y révèle aussi insaisissable que protéiforme – vague, dirions-nous. Quelques indices affleurent pourtant : « un siamois, une siamoise » pointe par exemple la ressemblance des membres du duo ; « faire sans produire » suggère un art qui réside moins dans l’objet que dans le vivre, comme on verra plus loin.
Quoi qu’il en soit, bien que leur pseudonyme brouille efficacement les pistes quant au sexe et au duo des artistes, l’imposture est surtout ironique, car l’insolite même du nom « Jean-Sébastien Vague » met vite la puce à l’oreille. Le prénom, choisi en tant que l’un des plus communs de la génération des artistes, nées dans les années 1980, est parfaitement crédible, mais il est accolé à un patronyme inexistant au Québec[2], Vague, qui déconcerte par son caractère inusité. Le pseudonyme « Jean-Sébastien Vague » vise donc moins à dissimuler l’identité des artistes (dont elles ne font pas mystère) qu’à s’offrir comme indice du caractère fictif de l’artiste qu’il désigne et des stratagèmes identitaires de ses autrices. Dans la perspective féministe de leur pratique, ce recours au masculin est aussi ironique : taire sa féminité pour usurper le privilège de l’homme souligne l’iniquité systémique des chances qui favorise (encore) le sexe masculin dans la carrière d’artiste. JSV est à la fois signature, figure d’auteur et partie intégrante de l’œuvre des artistes. Mais Barrette et Rondeau sont aussi liées par les règles contraignantes qui régissent leur apparence vestimentaire depuis 2011.
Ce « code Vague » (bel oxymore !) cristallise dans le vêtement la dimension politique et féministe qui anime leur art. La palette sobre restreinte au blanc, au noir et au brun déroge aux normes associant la toilette féminine à la séduction et aux couleurs vives (dont l’absence vise à faire éprouver le pouvoir de la norme par le manque ou l’écart ressenti par ceux qui en sont témoins). Le choix de la rayure est motivé par des raisons tant symboliques – elle a notamment longtemps fonctionné dans le costume en Occident comme un signe d’exclusion ou de marginalité – que formelles, pour sa propriété mimétique contribuant à la fusion identitaire du duo : « La rayure se détache visuellement de l’environnement, mais elle trouble la vision : elle empêche d’établir une distinction nette, entre le fond et la forme du support, et entre ma collègue et moi[3] ». Ce brouillage identitaire opère jusque dans leur mémoire, dont l’écriture « alternée » crée une manière de rayure qui l’assujettit au Code. L’Uniforme – pantalon brun avec haut à rayures noir et blanc – y est aussi conforme. Or, bien que cet habillement n’ait été porté que durant trois mois, le site de JSV qualifie le code Vague de « performance en cours » depuis 2011 ; comment donc ce Code se poursuit-il en tant que performance continue ?
« Faire sans produire »
C’est lorsque Barrette et Rondeau sont amenées à repenser leur protocole vestimentaire que ce Code sera pleinement mis en œuvre. Au terme de deux autres performances structurées comme Uniforme (port d’une combinaison précise de pantalon brun avec haut à rayures durant une session universitaire), le duo s’aperçoit des limites qui, dans cette formule, nuisent au rapprochement entre art et vie qu’il vise. Un costume unique ne convient pas à toutes les activités de la vie ; de plus, le port obstinément répété des mêmes vêtements tranche avec la réalité quotidienne et contribue à distinguer Barrette et Rondeau en accentuant leur ressemblance.
À l’automne 2012, elles délaissent donc la formule de l’uniforme pour ne plus porter, en tout temps et pour de bon, que des vêtements conformes au code Vague – une mise en œuvre à la fois plus radicale et plus souple. Plus radicale parce que ce n’est plus une tenue, mais toute leur garde-robe respective que régira le Code, et aussi parce que leur manœuvre ne connaît plus de hors-champ : les vêtements « Vague » sont portés partout, en toutes circonstances, plus seulement à l’université ou dans le milieu de l’art. Mais application plus souple, aussi, car disposer d’une entière garde-robe Vague rétablit une certaine initiative personnelle dans le choix quotidien de vêtements. Une œuvre en manière d’adieu témoigne de cette décision les engageant au long terme : Les vêtements d’avant qui, désormais caducs, sont remisés à demeure comme reliques dans un coffre.
À partir de là, l’art de JSV se déploie selon deux régimes parallèles. D’un côté, l’exécution en continu d’une performance discrète sans terme prévu, soit l’observance quotidienne d’une règle vestimentaire, œuvre à la fois modeste et rigoureuse n’ayant d’autre cadre que l’existence même des artistes ; de l’autre, des performances, installations ou interventions réalisées dans le champ de l’art qui rendent visible un travail risquant autrement de passer largement inaperçu.
Dans la première strate, la création fait corps avec la personne et le vécu des artistes. Il s’agit de faire de l’art sans délai, à partir de soi, de la situation et des moyens qui sont les leurs, de « faire sans produire ». L’activité artistique prend ici une nette dimension existentielle ; elle est d’abord expérience et praxis, plutôt que de s’objectiver dans les produits d’une poiesis comme les vidéos ou photos réalisées jusqu’alors. Une telle démarche, aussi libre dans sa détermination qu’exigeante dans son principe, rappelle par sa discipline l’esthétique de l’existence de Foucault ; le protocole adopté s’inscrit dans les habitudes de vie de l’artiste, modifie son rapport à l’habillement, à la consommation et à sa propre personne, affectant ne serait-ce qu’un peu sa « présentation de soi » et, partant, ses interactions avec autrui.
Mais œuvrer à partir de l’immédiat contexte qui est le nôtre suppose aussi d’être à l’affût et en mesure de tirer parti des circonstances du quotidien pour en faire autant d’occasions de création, d’y trouver la scène où se produire et les témoins qui feront exister son travail par leur regard, fût-il d’abord purement fortuit, comme l’a été le mien.
De la tenue vestimentaire aux techniques du corps
En 2013, l’encan des étudiants de maîtrise leur fournit une telle occasion : chargées de présenter les œuvres mises en vente, elles s’inspirent de la figure de la présentatrice blonde et bronzée issue de l’univers télévisuel pour s’acquitter de leur tâche. Elles n’hésitent pas pour ce faire à recourir à des traitements esthétiques qui modifient leur apparence pour se rapprocher de leur modèle : leurs cheveux sont teints en blond, et elles se font bronzer par aérosol. Par cette transformation qui ne peut dissimuler qu’elle n’est qu’imitation, le stéréotype est à la fois souligné et défamiliarisé. Lors de l’encan, JSV officie avec brio, tout en surprenant l’assistance par un détail incongru qui détonne avec leur tenue de soirée : comme elles ont appliqué des bandes de ruban à masquer sur leur corps lors de la séance pour rendre le bronzage conforme au code Vague, la peau de leur visage et de leurs jambes est couverte de rayures ! Le stéréotype féminin de la présentatrice séduisante est tout à la fois reconduit et subverti… et JSV a profité de sa contribution à l’événement pour surprendre le public par la création d’une performance originale.
Les règles du Code, déterminées une fois pour toutes, procurent aussi à JSV une position de retrait qui lui permet de mettre en lumière l’influence des normes véhiculées par la mode et de déroger au renouvellement incessant qu’elle impose. L’intervention Serial Original s’attaque notamment au paradoxe inhérent à la mode (qu’il faudrait suivre pour exprimer notre subjectivité) : Barrette et Rondeau paradent dans de grands magasins en brandissant des slogans de grandes marques qui appellent les consommateurs à « être soi-même » (Be Yourself) ou qui vantent l’originalité (« Original People. Original Jeans »), pour en brocarder l’ironie.
Dans le cadre d’autres projets ponctuels, la mise à l’épreuve du corps, enjeu clé de l’art de la performance, est davantage accentuée. Pour leur projet de maîtrise, À la hauteur (Galerie de l’UQAM, 2014), elles se lancent le défi de porter quotidiennement, durant les cinq semaines de l’exposition, des souliers à talons hauts de près de six pouces. Épreuve d’endurance pour les deux femmes, qui doivent adapter leur démarche et composer avec une fatigue et des douleurs croissantes. Mais épreuve psychologique, aussi, qui les oblige à assumer l’écart à la norme voire l’incohérence qui consiste à chausser des souliers associés aux grandes occasions pour aller travailler ou faire des courses…
Cette mise à l’épreuve passe aussi par l’apprentissage de « techniques du corps » (pour employer l’expression de Leroi-Gourhan) plus ou moins exigeantes, tels les exercices militaires comme le garde à vous ou les redressements assis, qu’elles doivent exécuter sur commande lorsque les visiteurs de leur exposition Au garde à vous (Art Action Actuel, Saint-Jean-sur-Richelieu, 2016) leur en donnent l’ordre… Ou encore, durant tout un mois, par l’ajout quotidien à leur routine d’une « technique du bonheur » différente qu’elles glanent sur le Web pour en tester l’efficacité au bénéfice du public. En résulteront des vidéos décoiffantes où leur quête de bonheur s’abîme dans une accumulation de plus en plus farfelue et propice aux maladresses de recettes hétéroclites à adopter (Grimper l’Everest en 31 jours, Folie/Culture, 2016). L’humour et l’autodérision qui caractérisent leurs actions tranchent ainsi avec le sérieux de prédécesseurs comme Marina Abramović ou Tehching Hsieh, et peuvent rappeler les pince-sans-rire Gilbert & George, ou encore l’excentrique baronne Elsa von Freytag-Loringhoven.
L’exploration des techniques du corps chez JSV constitue une veine récente qui semble trouver son origine dans le cycle des Imitations populaires, focalisé sur la gestuelle ordinaire des personnes, et amorcé lors d’une résidence estivale au Lobe de Chicoutimi, avec le projet Une méthode pour devenir quelqu’un (2014).
Barrette et Rondeau s’y sont donné pour but d’observer pendant plusieurs jours les Saguenéens fréquentant la place du Citoyen, au centre-ville, afin d’en dégager la trentaine de gestes et postures les plus communs. JSV les retravaille ensuite avec l’aide d’une chorégraphe, en les rythmant à partir d’une chanson de Britney Spears pour en tirer autant de micro-danses, qu’elles iront dans un deuxième temps exécuter furtivement durant le dernier mois de leur séjour, en imitant en temps réel telle ou telle personne faisant l’un de ces gestes. En parallèle, le public peut les voir dans la salle d’exposition du Lobe s’astreindre au programme d’entraînement physique de Britney Spears, qu’elles suivent pour parfaire leur exécution chorégraphique. Ces Imitations sont donc populaires au sens de la collectivité dont elles composent un portrait gestuel générique, mais aussi en raison des formes et pratiques qu’elles puisent à la culture « populaire ».
La dimension réflexive de leur procédé – imiter le geste de quelqu’un sous ses yeux, en temps réel et in situ – rappelle par ailleurs l’art conceptuel, filiation apparente dans d’autres itérations des Imitations. À l’événement collectif d’art performance LEGS, par exemple, elles présentent sous la forme d’une courte chorégraphie un certain nombre de gestes observés parmi les membres de l’assistance ; lors d’un événement au Lieu, à Québec, elles imitent en boucle, durant les trois heures de la soirée, une série de gestes et de postures glanés chez les spectateurs. Comme l’arroseur arrosé, le public d’art, rompu aux incursions dans le réel de performances réalisées incognito, devient lui-même l’objet d’une intervention furtive qui lui est destinée.
Les Imitations populaires marquent une inflexion nouvelle dans le parcours de JSV : Jade Barrette et Sophie Rondeau sont en effet passées d’un travail sur soi à l’étude des gestes d’autrui, de la dimension « cosmétique » de la tenue vestimentaire à celle, somatique, de techniques du corps qu’elles apprennent et font siennes. Le mimétisme, d’interpersonnel et d’exclusif au duo qu’il était jusque-là, s’étend maintenant à la sphère du collectif – ressort possible d’un échange avec autrui. Le ton de leur propos se transforme aussi quelque peu, tendant à une observation quasi ethnologique. JSV adopte ainsi la figure de l’« artiste comme ethnographe » (Hal Foster), privilégiant la réinterprétation de gestualités et d’éléments de culture populaire dans une perspective moins ouvertement critique. En revanche, la dissidence et la subversion tranquille mais résolue qui sont à la source du travail de Barrette et Rondeau n’en demeurent pas moins présentes à travers leur observance continue du code Vague. Rappelons-le, aussi modeste qu’il puisse paraître, ce protocole vestimentaire constitue un acte éminemment politique. « Le tricolore brun, blanc et noir, ainsi que les rayures, créent une identité visuelle martelée jour après jour. Au gré de mes déplacements, ces signes distinctifs contaminent tranquillement l’espace public, un peu à la manière d’un logo commercial qui ne chercherait à promouvoir que la réappropriation de soi par une entité non “marchandisable”[1]. » Intervention diffuse dans le quotidien, murmure discret mais combien persévérant tendu comme un fil à travers l’existence vécue, la mise en œuvre du code Vague se révèle un exercice de resubjectivation et d’affirmation de liberté constamment relancé, et une lente et patiente infiltration du champ attentionnel de ses éventuels témoins, dont nous sommes peut-être.
[1] J S V, « Jean-Sébastien Vague », http://www.jeansebastienvague.net/index.php?/information/demarche/, page consultée le 2 février 2020.
[2] Sauf erreur ; nul n’est répertorié sous ce patronyme au Québec dans l’annuaire en ligne Canada411.ca, mais cinq personnes le sont au Canada. Le nom de famille Vague est cependant plus répandu en Europe.
[3] Jade Barrette et Sophie Rondeau, Jean-Sébastien Vague, op. cit., p. 45.
[1] Jade Barrette et Sophie Rondeau, Jean-Sébastien Vague : projet performatif en arts visuels mettant en jeu l’interchangeabilité et l’interdépendance des individus dans un duo, mémoire de maîtrise, Montréal, Université du Québec à Montréal, 2013, p. 4.