Iker Vicente : La mécanique des ombres

LAS COSAS SUCEDEN OTRA VEZ, Variaciones para Cuévano de la tercera sinfonía tonta. instalación eléctrica – pedaleable para armar
d’Iker Vicente
Museo del Pueblo de Guanajuato, Centro historico, Guanajuato, Mexique, du 12 mai au 20 juin 2004.

La roue de bicyclette fixée à un banc de Marcel Duchamp appartient à l’iconologie de la modernité. Les images composites des œuvres du siècle dernier se bousculent et constituent le champ des nombreuses références incontournables de l’histoire de l’art mondial, et quelquefois de la culture populaire. Dans une chambre noire, une petite lampe éclaire une bicyclette recomposée, un vélo stationnaire, dont la fonction a été savamment détournée. À l’heure où il n’y a place que pour les nouvelles technologies et le numérique, l’ordinateur brille par son absence; ici, pas de clavier, ni d’écran ou de moniteur. Un tout autre univers nous envahit, une mécanique faite de rouages grinçants et « chambranlants ». Des fils de couleur courent un peu partout dans la pièce, une manette qu’il faut actionner, une machine pour solitaire avec un siège et/ou un pédalier. Le visiteur s’installe et se met à pédaler, et des mobiles constitués de marionnettes métalliques s’agitent alors au-dessus de sa tête. Les ressorts, broches, cannes de conserve, bouts de ficelle, bandes de métal et bouchons, tous des objets tirés du quotidien, simulent la tête et les membres de ces guignols pathétiques. Grâce à l’électricité engendrée, de minuscules projecteurs s’allument et le profil de ces personnages décharnés, voire squelettiques, apparaît aux murs : ainsi s’opère la magie des ombres. Nous devenons à notre tour les manipulateurs de ces pantins de broche en leur prêtant apparence de vie.

Le dispositif de l’installation nous réfère au septième art en raison de la projection d’images, mais aussi, et curieusement, à cause de l’étrange allure du vélo. L’appareil fait penser à quelques films de science-fiction surannés des années 1960 et 1970 tels que Soylent Green, où le personnage joué par Edward G. Robinson chevauche une bicyclette afin de générer de l’électricité; ou encore à cette autre machine insolite du film de George Pal, The Time Machine. L’expérience de l’engin se réalise dans le temps, dans un moment particulier qui rompt radicalement avec la réalité qui le précède. Il existe un instant avant l’apparition des images, un pendant et un après. Grâce à une technologie du pauvre et à une mécano d’éléments rafistolés à la fois simple et complexe, Iker Vicente nous remémore les principes du praxinoscope d’Émile Reynaud, sans toutefois recréer l’illusion du mouvement même si les marionnettes se déplacent dans l’espace. Mieux encore, l’installation soutiendrait la comparaison avec le théâtre des ombres d’Extrême-Orient, tradition vieille de trois mille ans, et l’univers d’un Alexander Calder. Elle rompt avec l’image d’un art mexicain coincé avec l’héritage coloré des muralistes préférant de loin l’intimité d’une chambre ténébreuse aux surdimensionnements picturaux de l’histoire avec un grand H.

Dans la salle d’exposition, le paradoxe de la lumière exige la simultanéité de l’obscurité. Les rayons de la source lumineuse rencontrent un objet, le contournent, le découpent, et le transpercent pour le propulser dans l’espace. Un corps intercepte la lumière; son importance n’est que relative. Le profil plus ou moins déformé sur le mur ne correspond pas à l’objet proprement dit, mais à la projection de sa qualité intrinsèque. La nature même de l’ombre, tel un spectre, saisit sa source dans la fugacité. Une empreinte se pose temporairement sur la rétine. Elle montre ce qui ne peut être, une présence fragile et momentanée, une illusion. L’immatérialité du phénomène surgit du résultat d’une action, d’une transformation et de la résistance de la matière. Le résultat observé, l’ombre, se concrétise par-delà la matière comme un non-objet, une non-substance, une non-mémoire. Cette sensation s’accentue grâce à la légèreté des mobiles qui donne un aspect fantomatique à la forme qui ne peut paraître avec exactitude une seconde fois dans les mêmes conditions. L’information se dissipe aussitôt aperçue sans laisser de traces, incorporelle; seule demeure l’impression d’avoir surpris quelque chose, une forme flottant dans l’espace.

L’empreinte éphémère échappe ainsi à l’emprise de la mémoire. La parcellisation de la perception se réalise dans une chambre close. Le chaos des corps révèle de façon fragmentaire un ensemble de possibilités. Au mur, les ombres se distancient totalement du corps dont elles sont tributaires, contrairement à une silhouette créée à partir d’un objet posé sur le sol. Elles procurent l’apparence d’être autonomes. Parfois une confusion des signes s’installe, car les ombres s’entremêlent. Une relation dynamique entre les hommes et les choses se concrétise dans un empirique tangible. Dans un intervalle de temps, un territoire individuel se projette dans l’espace public. La galerie devient alors un lieu d’intuition alors que la machine se fait révélatrice de notre psyché. La magie et l’onirisme, territoire fertile de l’imaginaire mexicain, règnent sur le terrain d’une pure fiction, contrée du conte, avec des personnages à l’indéfectible urbanité. Cette idée s’appuie sur les propriétés des matériaux utilisés pour la confection de ces poupées, résidus citadins : une stratégie grinçante évoquant la faune des rues de Mexico, ville où l’artiste réside, ainsi que ce tempérament clinquant et débordant que l’on peut attribuer à la culture urbaine du district fédéral. Vicente regarde ses contemporains sans porter de jugement, avec une attention empreinte de tendresse et d’une certaine nostalgie. Le corps du texte apparaît, les caractères se manifestent, le désordre déambulant nous prédit un récit non linéaire. Le visiteur-manipulateur s’extasie devant cette projection d’un « je » devenu tantôt auteur, tantôt sujet. N’est-ce pas sa propre ombre qu’il distingue sur le plancher et qui se confond avec celle des marionnettes? L’intensité de la lumière, malgré quelques jeux de transparence, uniformise les formes et les aplanit, elle évacue le volume. La nuit tous les chats sont gris. Les facultés de l’imaginaire enfantin surgissent devant l’intensité de ces manifestations obscures. À travers l’aspect ludique de l’œuvre, Las cosas suceden otra vez / Les choses arrivent encore (une fois), on entend la voix des enfants réclamer de nouveau des feux de Bengale : otra vez! (Encore!). Or, quel sens prendrait cet otra vez dans la bouche d’un Sisyphe? Le rêve peut facilement basculer dans le cauchemar face à l’aspect décharné et linéaire de ces figurines mouvantes suspendues dans un ballet chorégraphié, voire un cirque mécanique sans fin. L’ombre rebelle refuse de suivre son maître, Peter Pan. Un théâtre et son double, le même, mais sans être l’identique. L’installation crée une distanciation. De ces lignes lancées dans l’espace, le dispositif se rapproche du dessin, comme une esquisse en mouvement qui se déploie sur les murs de la salle d’exposition; un ordre replié de la matière crée un mouvement en accordéon de plis et de replis. Qu’en est-il de ce paradoxe, à la fois distanciation et inclusion simultanée du visiteur? Pourtant, n’est-ce pas là une des propriétés culturelles mexicaines? Une fragilité des extrêmes. Cette mécanique des ombres nous rappelle l’univers de Pedro Páramo de l’écrivain mexicain Juan Rulfo, avec l’apparition de ces morts ignorant qu’ils appartiennent désormais à une autre dimension, comme une foire le jour de la Toussaint. « Car il avait peur des nuits qui remplissaient son obscurité de fantômes, peur de s’enfermer avec des fantômes. Voilà de quoi il avait peur. »

La perception de l’œuvre ne se réalise que dans l’action, le geste et le verbe. L’activité humaine génère de la lumière; elle participe à la transformation des molécules, de la chaleur biologique et de la sueur par un procédé de résistance de la matière, et se mute en énergie. Une étincelle surgit dans l’obscurité, l’imagination apparaît grâce au travail du corps. Le rôle du manipulateur se modifie rapidement en celui du manipulé poussé par le désir de voir surgir le spectacle des ombres. Le voilà astreint à poursuivre inlassablement sa tâche, celle de pédaler. À son tour, il devient une marionnette manœuvrée par ses propres pulsions; il ne reste qu’à couper les fils.