BIBLIOS : LE DERNIER LIVRE
Installation de Guy Laramée, Galerie de l’UQAM,
du 27 février au 3 avril 2004.
Mes livres
Des livres (pour qui je n'existe pas),
Font partie de moi comme ce visage
Aux tempes grises, aux prunelles grises,
Que vainement je cherche dans les glaces
Et que de ma main creuse je parcours.
Je pense que les mots essentiels
Qui m'expriment se trouvent dans ces pages
Qui ne savent pas qui je suis, et non
Dans celles que j'ai écrites. Sans doute
En est-il mieux ainsi. Les voix des morts
Me diront pour toujours.
Jorge Luis Borges
Guy Laramée est un artiste inter et multi-disciplinaire dont les œuvres, depuis plus de vingt ans, touchent à différents domaines : musique, théâtre, performance, vidéo, texte, peinture et sculpture. Dans ses travaux, il s’intéresse aux phénomènes visuels du monde naturel, et crée des fictions à résonance anthropologique. Biblios, son œuvre la plus récente, met en scène des livres sculptés et arrangés ainsi qu’un texte qui raconte l’histoire d’une civilisation imaginaire et son rapport au langage. Biblios jette un regard ironique, souvent léger, sur l’entropie de la vie humaine.
L’action
Il sculpte des livres. Comme si c’était la seule chose qu’il restait à en faire, la seule manière de les lire, de les déchiffrer, de s’approcher au plus près du sens qu’ils contiennent, d’en extraire toute la force de vie. Ce décapage progressif du papier, de l’encre et des lettres serait l’ultime combat contre la tyrannie des mots et du langage. Une dernière tentative pour en libérer toute la puissance. L’ultime moyen de les détruire. Il s’attaque à eux de la même façon que la nature agit sur elle-même : usure, érosion, corrosion, mutilation, surfaces écrasées les unes contre les autres. Et si, pour un instant, on pouvait faire cesser cette entropie, que découvrirait-on? En créant des formes à partir de cette matière brute chargée de connaissances, cherche-t-il à nous révéler quelque chose qui se trouve au-delà des livres? Sa quête l’amène à enlever, à soustraire. Quelle vie au-delà de la vie du sens cherche-t-il à nous révéler?
Il investit les livres d’une essence autre, avec précaution et de la plus étrange manière : par l’alchimie de la mutilation. Les livres sont roche, terre, sable, gravier, poudre. Les livres sont de vastes paysages, des pics, des ravines, des plateaux qui se transforment sous l’action du canif, de la même manière que l’infini est fait de minuscules parcelles de temps. Leur fin est sans fin. Il commence là où d’autres ont arrêté, s’attaquant à une pile de livres ou à un seul gros volume relié comprenant plusieurs tomes. Il les investit une fois que l’auteur, l’éditeur, le libraire et le lecteur les ont mis de côté, silencieux et sans surveillance. C’est ce qui l’attire vers eux. Il les a ramassés et rangés dans des boîtes, sur des chariots. Il les soupèse dans ses mains. Il les empile et les range en créant des labyrinthes, des arènes, des volcans, des cercles sacrés. Il les observe, les étudie, le regard aussi aiguisé qu’une lame, aussi implacable qu’une montagne de roche, aussi silencieux. Puis il les fait exploser, lentement, méthodiquement, creusant toujours plus loin, à la recherche du filon métallique qui brillera à la lumière.
Sa lame passe au travers, va jusqu’au fond du puits, court le long des crevasses, jusqu’au cœur du volcan, et perce de l’autre côté. Il taille des livres entiers, découpe des milliers de pages. Mutile le corps d’innombrables lettres, les entaille et les ampute. Il fouit les épines, les index, les appendices et les tables de matières. Il réduit les faits en lambeaux, déchiquette les vérités, les histoires, les formules et les grandes analyses. Comme l’enfant qui joue dans le sable, il creuse un tunnel et sa main émerge à l’autre bout. Un cours d’eau s’y répand. Une brillante tache de lumière apparaît au bout du trou noir et profond. Les millions de voix qu’il a entendues — rumeur, cris, chuchotements —, le savant désordre des mots qui l’ont interpellé quand il passait parmi elles se sont tus. Il leur a coupé la langue. Il est devenu sourd.
Le lieu
Le monde est devenu si fragile qu’il se reconstruira par l’intérieur. Ce que nous avons chassé du monde cherche aujourd’hui en chaque homme son refuge.
Valère Novarina, Notre parole
Biblios, c’est une bibliothèque hautement fantasmée, à la fois publique, sacrée et personnelle. Ce n’est pas la bibliothèque de Babel inventée par Borges, avec ses multiples galeries qui courent à travers des murs d’étagères, de livres et de systèmes de références bien ordonnés. Biblios, c’est un monde d’archives éparses tel qu’aurait pu l’imaginer le docteur Seuss ou le Chapelier fou d’Alice au pays des merveilles. C’est l’œuvre d’un moine délirant et très concentré. Comme si une tornade avait dispersé tous les livres de la Bibliothèque Nationale à travers le pays. Comme si les sept cent mille livres de la bibliothèque d’Alexandrie continuaient de brûler. Peu importe la quantité d’eau que les pompiers déversent, ils ne peuvent venir à bout des flammes. Biblios, c’est la collection de livres que le feu n’a pas pu consumer. Leur essence demeure ininflammable. Biblios, c’est la dernière bibliothèque, le dernier mot, l’éternité, une fois que tous les mots ont été utilisés dans tous les sens et dans toutes les combinaisons possibles. Le recommencement à partir des montagnes de déchets de l’humanité. Biblios, c’est une boîte de Pandore dont le contenu a été renversé et éparpillé, une tour de Babel à l’envers, creusée profondément dans la terre plutôt qu’érigée jusqu’au ciel, une cheminée, une issue de secours et un tunnel pour sauver les derniers humains du traumatisme de la connaissance.
Il a creusé loin à l’intérieur pour découvrir encore un autre langage au cœur de la terre, dans la sombre région du cœur mis au jour. Biblios, c’est le fil d’espoir le plus fin, qui va jusqu’au plus profond de ce trou sans fond.
Les pièces de cette série ont pour nom « La grande bibliothèque », « Naufrage », « Paysage », « Borges », « Un puits à Biblios ». Chacune de ces constructions constitue un vain monument à l’ironie de la mémoire, la chronique imaginaire de quelque chose qui n’a jamais eu lieu. Dans « Question », les pages du livre sortent de la couverture. Ce débordement fait penser aux viscères d’un animal mort, qui aurait été attaqué par des rapaces, ou à une grappe de tumeurs cancéreuses produites par un malade à l’intérieur du livre. En regardant ces pièces, on pense à l’ambivalence essentielle qui existe entre décrépitude et fertilité. Les murmures de la transformation sont omniprésents. La pièce intitulée « Biblios » est un vaste cratère circulaire dont les parois intérieures se sont érodées, usées. On peut très bien imaginer qu’il y a des habitants dans ces grottes et dentelures de la taille d’un doigt, des oiseaux dans leurs nids, des trésors cachés, des ermites et des galeries qui courent loin à l’intérieur des parois. Puis il y a « La grande bibliothèque », constituée de deux longues rangées de livres qui se font face comme deux colonnes de soldats. Les bords sont complètement usés, stratifiés, et les deux rangées sont séparées par un canyon. Cela donne une impression de puissance, comme si un fleuve avait coulé là, érodant peu à peu les tomes qui un jour furent entiers puis divisés à jamais en deux parties distinctes, montrant ainsi leurs magnifiques parties internes.
L’histoire
Toute vraie parole garde toujours quelque chose de caché. Toute la vérité dite est toujours un mensonge... Quoi que tu dises, si tu ne veux pas parler en mécanique, tu dois garder dans ta parole quelque chose de tu. Comme si le vrai nom des choses ne devait pas être prononcé.
Valère Novarina, Notre parole
« Il était une fois un peuple qui collectionnait les mots. On les appelait les Biblios. Les Biblios avaient toutes sortes de mots et quand ils en manquaient, ils en inventaient. Les mots, c’était pas juste pour se souvenir des choses, c’était aussi pour les créer. » (L’histoire des Biblios)
Il a aussi écrit une histoire. Il y a un conteur, une voix, un spectacle, un acteur comique qui n’a plus beaucoup de temps devant lui. La longue canne et le crochet sont prêts à le faire sortir de scène. L’éclairagiste est prêt à appuyer sur le bouton pour tout éteindre. Le conteur traîne les pieds. Des perles de sueur coulent sur son front. Les villageois sont assis autour du feu. Il fait les cent pas, tourne en rond, active la salive dans sa bouche, lubrifie le moteur-mot, déroule sa longue histoire, s’accroupit et agite les bras. C’est l’histoire des Biblios et c’est la dernière voix humaine qui la raconte. Une fable sur le début et la fin. « Il était une fois, et le verbe devint chair... et les mots se multiplièrent... il y en avait tant qu’il fallut les ranger, les classer... puis le sens est apparu. » Tout au long de son numéro, il essaie de montrer comment fonctionnent les mots, le langage et sa logique. À travers l’histoire des Biblios, il raconte sa propre rébellion contre le chaos, et les efforts héroïques qu’il a dû faire pour reprendre pied.
Au début, avant de commencer à parler, le conteur sourit. Il veut nous faire rire. Il ne veut pas comprendre. Il veut nous faire passer le temps, nous divertir, nous endormir, ouvrir grand notre sac à rêves et nous installer sur son coussin confortable. Il prend un grand respir. Les mots marquent à la fois le début et la fin de ce qu’il a à nous dire. Ils sont absolus et relatifs; ils se disputent, jouent et blaguent les uns avec les autres. Comme des personnages de Beckett, ils ne peuvent vivre ni ensemble ni séparés. Mais ils continuent. Ils attendent de disparaître à l’horizon. Ils attendent qu’une parfaite teinte de gris recouvre le noir et blanc. Le conteur aussi a disparu à l’horizon, il marmonne tout seul, il a perdu le contrôle de son histoire. Livrés à eux-mêmes, désespérés par la dure tâche d’exister, les mots de Biblios se moquent les uns des autres. Ils implosent. Affamés comme des chiens mal nourris, ils s’apprêtent à s’entre-dévorer quand soudainement ils découvrent qu’ils sont le parfait miroir de leur propre sens et non-sens, et d’un commun accord, ils se taisent.
Biblios, c’est le lieu de l’accouplement et de l’articulation, l’endroit où la flamme bleue de la torche touche le métal pour souder les deux extrêmes. Le peuple de Biblios est le plus ancien, c’est le peuple initial. Ces gens-là n’ont pas de langue, ils ne peuvent qu’émettre de longues phrases de sons gutturaux. Ils sont les derniers. Pas vraiment des survivants, mais ceux qui viennent juste avant la fin. Ils ont les premiers mots du dernier chapitre, puis la page blanche. Ils en sont à la dernière page, à la dernière phrase, à la dernière syllabe. Ce sont des clowns et des vagabonds. Ils se grattent la tête et vont en trébuchant dans les rues désertes et tortueuses.
Richard Simas
Traduit de l’anglais par Geneviève Letarte