DIASPORA : TERRES NATALES DE L’EXIL. PHOTOGRAPHIES ET VOIX de Frédéric Brenner. Éditions de la Martinière, Tome I : 327 p. et Tome II : 153 p.
La carte du périple qui, accompli sur plusieurs années, a engendré ce livre ne saurait être la représentation de la diaspora, elle n’en est même pas l’indice. Sarajevo, Marrakech, Istanbul, Pékin, Salonique, le territoire est sans limites. Il aurait fallu pour le quadriller commencer par les lieux originels de cette dispersion qui fut littéralement une dissémination, un exil pour semer ailleurs les semences de ce qui avait été planté au Sinaï. Il aurait fallu ensuite retracer la trajectoire, chaque fois complexe et impossible, de ces parcours, de ces migrations disséminantes qui ont fait d’Israël le nom propre du mouvement même de la diaspora avant de pouvoir espérer retrouver celui, toujours problématique, de sa terre. Il aurait fallu enfin déterminer la tension spécifique, actuelle, qui associe Israël et la diaspora du présent. Il aurait fallu, pour le dire d’un trait, une historicité. Cela, Frédéric Brenner, lui qui nous a déjà donné un carnet photographique de Jérusalem, ne l’aura pas voulu. Son voyage n’est pas un récit, sa carte n’est pas un chemin. Se photographiant lui-même avec ses proches sur l’esplanade de l’Université hébraïque, il met à nu sa passion d’abord généalogique. Comment suivre en effet la diaspora dans son abyssale différence sans penser qu’un lien, entre tous inassignable et essentiel à la fois, relie comme sur une toile immense tous ceux que l’exil originaire a littéralement semés aux quatre coins de l’œcumène? En lieu et place de cette reconstruction inachevable de la diaspora historique, une communauté essaimant selon les aléas de la nécessité vers les lieux toujours plus lointains du destin juif, le photographe investit plutôt son itinéraire, sa recherche : ce livre est donc une seule et immense photographie, dont chaque image serait pour ainsi dire une composante inscrite dans le vertige de la judéité, plus exactement de l’humanité juive. La limite de ce projet aurait été, si une telle photographie était possible, de reconstruire cet autoportrait sur le fond de la mosaïque universelle à laquelle le livre ne saurait prétendre, mais qu’il permet d’évoquer : la diaspora comme famille absolue.
L’art de Frédéric Brenner, qui est immense et quasi aussi polymorphe que son sujet, est d’abord un art dramatique. Le travail de la composition de ses images domine à ce point la lecture qu’il nous impose d’en faire qu’on peut se demander s’il n’est pas désireux, par cette décision de privilégier toujours la structure, de garder sous le manteau, voire de cacher, ce qui serait l’essence de la diaspora. Et quelle serait cette essence, sinon celle d’un témoignage infiniment répété et qui demande à être entendu, au-delà de la mise en scène, toujours directe et offensive, qui engendre l’image? Les lieux, les témoins qui sont aussi parfois des acteurs de leur propre drame, sont inscrits en effet dans une parole : aucune de ces photographies n’est muette, chacune recueille à sa manière l’expérience de la dissémination dans la survivance, dans le déploiement et l’accueil, dans la filiation et le recueil de l’identité. Le témoignage est avancé, il n’est jamais recueilli à la dérobée. Il est sollicité et dans certains cas pleinement dramatisé par le photographe. Des scènes, des objets, et parfois même un théâtre irréel, comme dans ce portrait de Roberto Disegni, capté au milieu de bustes romains au Capitole de Rome. Une méditation de ces images conduit en effet à penser que le travail intense de leur composition est destiné à protéger l’unicité du témoignage que chacune restitue, en raison précisément de son drame propre : solitude, exil, folklore, dispersion. On n’en finit pas dès lors de mesurer ce qui, dans chaque fragment de cette fresque, représente à travers un découpage rigoureux et strict l’effort de faire parler les voix dans l’élément même de leur dispersion.
Tsvi Blanchard qui présente l’ouvrage le considère comme un Talmud photographique, et sans doute a-t-il raison d’insister sur l’importance pour le photographe de disséminer les significations, de les construire de telle façon qu’y soient associées autant la présence, dans le présent de la vie juive, de tant de témoins que la réalité de leur lien diasporique. Mais ce lien, ramené à la seule image, ne va pas de soi. Insister sur la pure historicité aurait obligé à se centrer sur certaines communautés (New York, Anvers, Amsterdam, Montréal), mais tenter de retrouver la réalité de la mosaïque dans sa pure dispersion conduisait à une autre construction. C’est elle que propose ce livre, et s’il invite à une exégèse talmudique, à ce procès d’associations réglées par une sémantique ouverte et infinie, c’est qu’il reconnaît appartenir lui-même au mouvement dont il veut rendre compte. Car ce livre n’est-il pas lui-même d’abord un témoignage de plus? Son caractère dramatique dit déjà sa pudeur, son respect. Une certaine rigidité, allant parfois jusqu’à une mise en place compassée, ne peut que vouloir fixer l’écorce. Qu’il ait été réalisé comme un voyage, et dans un voyage étalé sur plusieurs années, n’en est que la confirmation la plus belle. On met un certain temps à le comprendre : ce Talmud est un Talmud de famille.
À ce voyage sont associés, dans un après coup aussi polyphonique que bruissant de la mémoire des écrivains convoqués à regarder l’image, les textes qui se font l’écho de leur sens. Ce sont eux les talmudistes. Mais parler de sens est ici déjà trop lourd. Car chacun ne s’y engage pas de la même manière, et surtout pas dans le seul but de fixer une signification. Le photographe le dit au point de départ de l’entreprise : la communauté d’Israël, ce n’est pas ce qui possède en partage une essence retrouvée identique dans chacun des groupes qui la constitue, c’est ce qui reste quand on met de côté les traits distinctifs. Tout se tient en effet dans ce reste : que reste-t-il de l’essence juive dans cette diaspora disséminée? Le livre offre plus d’une centaine de photographies provenant d’une vingtaine de communautés juives à travers le monde. Certaines auraient pu être photographiées il y a cent ans, certaines même il y a des siècles, tant elles sont proches par leur sujet de la vie traditionnelle (Yémen, Tunisie); d’autres au contraire auraient été absolument impossibles à capter dans le présent offert à l’objectif, elles résultent d’une composition imaginée et presque chorégraphiée par Frédéric Brenner. À une extrémité du spectre ainsi ouvert, nous trouvons l’image de ce banquet hassidique, de cette fête de Soukkot chez le Rabbi de Lelov ou de cet ange de Pourim traversant une rue de Méa Shéarim, pour ainsi dire éternellement; à l’autre, ces rescapés des camps, photographiés dans un Musée de la tolérance, l’un d’entre eux, le corps dénudé comme s’il était en chemin vers la chambre d’extermination. Mais on se tromperait si on pensait que le réel est du côté de l’histoire et la fiction dans la composition : Brenner évite soigneusement ce stéréotype de l’authenticité, qui serait pour ainsi dire son piège anthropologique, et il montre fortement comment l’essence de la diaspora n’est jamais si bien exposée que dans sa dramatisation impossible. C’est ce que disent d’emblée les textes, rassemblés dans un deuxième tome de l’ouvrage : multiples pour la plupart des images, ils se portent tantôt vers un souvenir provoqué par un élément paradigmatique, tantôt vers l’expression de l’allégorie, toujours déjà mise en marche dans la parole du témoin. Car le témoin ne parle jamais seul : s’il témoigne pour la communauté, sa bouche ouverte et sans voix est ici relayée par ceux qui ont accepté de tenter de dire. Parmi eux, Jacques Derrida, Benny Lévy, Stanley Cavell, Michael Zand. Évoquer le Talmud ne doit donc pas forcer l’exégèse vers autre chose qu’une appropriation spirituelle de la diaspora, saisie d’abord dans sa diversité.
Diaspora et judéité
La figure du Juif est certes reconnue, pour autant que la reconnaissance puisse conduire à une identité, dans chaque scène, dans chaque lieu, et presque dans chaque geste. Mais elle n’est reconnue que parce qu’elle est désignée (« Voici des Juifs », dit à chaque fois le photographe à ceux qui ne savent pas) et au-delà de la figure se tient la question de l’exil, qui est « cet être chez soi chez un autre », qui peut aller jusqu’à la perte de l’identité, son risque permanent. Si cette question habite chaque image comme l’énigme du séjour humain marqué par une trace d’altérité, c’est qu’appartenir se délie toujours de ne pas appartenir. Les signes ont ici conservé toute leur importance, dans la mesure où ils demeurent souvent les seuls repères d’une authenticité toujours en abîme. Que signifie en effet la circoncision dans des communautés dont le lien généalogique ne possède désormais que ce signe, unique entre tous, d’appartenance? Le hassidisme lui-même, présent dans plusieurs images, court à chaque instant le risque d’une idéalisation de la vie sainte dans les signes, sans que soit pensée dans sa négativité radicale la question de la judéité hors des signes, hors du signe. On ne s’étonnera donc pas que chaque texte interpelle ce qui dans ces photographies est d’abord une proposition ou un appel, et pas nécessairement un signe conduisant à ce qui serait l’immarcescible signification d’un judaïsme éternel. Il y a certes un éternel, mais la chose la plus surprenante est de ne pas le voir poursuivi avec acharnement et, au contraire, d’en voir la recherche débordée par le projet d’une saisie du présent qui à chaque instant le trahit dans sa déportation disséminée.
Aucun lieu saint, aucune cérémonie à proprement parler — si on exclut quelques mariages —, pratiquement aucune écriture, comme si Frédéric Brenner avait voulu inscrire la diaspora dans son site d’extrême altérité, à la limite de l’extrême indifférence. La première image est claire à cet égard : elle montre dans l’amphithéâtre flavien de Rome un groupe de jeunes Romains, dans la pose des gladiateurs d’autrefois regardant César et portant sous le bras leurs casques de moto. Outre leur physionomie, intensément méditerranéenne, qui fait d’eux indiscernablement des Romains, ces vaincus d’autrefois prennent ici la position de la force : imagine-t-on, se demande Stephen Greenblatt commentant cette image, ce qu’auraient été ces gladiateurs s’ils avaient été de jeunes Juifs munis de leurs phylactères et de leurs châles de prière, penchés sur leurs livres? Or ce sont des Juifs, prenant en quelque sorte le revers de l’histoire. Non seulement parce qu’elle émarge au lieu dont provient la diaspora, un fait absolument romain et impérial, mais surtout parce qu’elle installe le renversement diasporique dans son site monumental, cette photographie illustre le style particulier de Brenner : dire l’essence dans l’histoire, viser la judéité dans la dispersion. Le rôle des rituels et des écritures n’intervient donc dans l’image que par le commentaire qu’ils permettent d’élaborer sur elle. Les textes des écrivains regorgent en effet de rappels bibliques, talmudiques qui remontent du puits de Jacob. Si on faisait le compte des images qui, dans leur référence ouverte, sont associées à l’attente du texte, au désir de la prophétie, on les trouverait nombreux, mais toujours obliques. L’autre ensemble est celui des métiers et des positions qui dans la société ont accueilli le Juif et permis de prospérer. C’est ainsi que Jacques Derrida commente l’image d’une réunion chez le rabbin de Lelov sur l’horizon de la transmission; c’est ainsi aussi qu’il se souvient de la fête des tentes dans son enfance à El Biar. Mais c’est également ainsi qu’il médite le portrait de Moses Elias, négociant à Calcutta et descendant de familles irakiennes dispersées au XIXe siècle. Dit autrement, le judaïsme est et n’est pas dans sa référence fondamentale. Que dire en effet de ce salon des Rothschild au château, rempli de sa mémoire familiale, signé de sa richesse?
La photographie de Brenner est donc l’affirmation de la judéité diasporique, elle n’en cherche pas la démonstration dans les signes, elle n’en poursuit pas le référent éternel : c’est ce rapport de témoignage qui rend possible le texte ouvert de ses complices écrivains. Jacques Derrida, par exemple, qui témoigne de la diaspora indienne, évoque le souvenir de la synagogue de Calcutta, visitée en 1997. Son souvenir passe à la fois par son propre voyage et par le profil indien de tant de Juifs, à commencer par lui-même. De la majorité de ces photographies, on dirait sans doute que, si on ne savait pas par leur légende qu’il s’agit de Juifs, on n’y associerait rien de l’Écriture, ni de l’histoire, ni de la communauté. Ainsi s’appréhende le propos de Brenner dans son introduction : recensant l’ensemble des communautés qu’il a pu rencontrer, il reconnaît n’avoir retrouvé souvent que des traces, parfois exténuées, comme dans ce shtetl de Pologne où des catholiques rejouent la fête de Pourim. Marchands, ouvriers, orfèvres, paysans, tous voient leur existence emblématisée par un archétype qui leur est sans cesse juxtaposé dans un contrepoint qui nous rapproche, ultimement, du cœur de l’existence diasporique : ce contrepoint est la succession, parfaitement maîtrisée, des images de la diaspora abandonnée à son existence hors signe, et des images de la communauté enfoncée dans le signe, le hassidisme, le texte, le rituel, l’Écriture. Les portraits, comme ces impressionnants Benchimol à l’Opéra de Manaus au Brésil, une composition proche de Goya, ou encore ces paysans rassemblés dans une maison de thé en Azerbaïdjan, ne seraient que des portraits si leur indéfinissable lien diasporique à la communauté de l’Alliance n’était sans cesse rappelé par le signifiant hassidique. La scansion des images est donc ici, dans l’image unique qui est le projet transcendant du livre, une méthode à ne pas oublier.
Vers le témoignage universel
De ces portraits, on ne voudra surtout pas qu’ils soient réduits à un passé ou à une nostalgie. En témoignent plusieurs images qui font contrepoids au référent hassidique : d’abord, ce jeune couple accueilli avec leur enfant dans un centre pour nouveaux arrivants. Nadra Faez a quatorze ans, son mari Lewi a seize ans. Dans ce merkaz klita, sorte de Staten Island israélien, le nouveau commencement est offert à ceux que le cycle de la diaspora, engagé cette fois dans un mouvement de systole, ramène en Israël, Eretz Kedoucha, la Terre sainte. Ces jeunes Yéménites quittent cependant une communauté pénétrée de traditions et découvrent en Israël la modernité, le luxe, l’éducation et surtout la menace qui pèse sur l’identité juive. Le drame particulier de ces jeunes sera de quitter la temporalité diasporique, où leur identité était protégée, pour rencontrer l’épreuve d’une dissémination plus profonde, d’une fracture plus fondamentale. Inversement, à la limite de la diaspora américaine, quel lien entretiennent ces motards rassemblés en Floride? Jacques Derrida, qui commente cette image, le dit simplement : Harley Davidson, David Son, fils de David, voilà ce que sont ces Américains réunis en bande devant une synagogue. Commentant une autre photographie, montrant un groupe de citoyens juifs brandissant le chandelier de la menorah, sur un boulevard d’une petite ville du Montana, en signe de protestation contre un acte antisémite, Jacques Derrida rappelle encore comment la diaspora est d’abord l’expérience du témoignage, « le souffle même du judaïsme en exil ».
Au-delà donc de la recherche de l’identité, au-delà des exigences du présent qui mettent la diaspora en situation d’intégration au cœur d’Israël ou de la protestation dans sa lointaine périphérie, la photographie de Frédéric Brenner nous met en face de cette mondialisation du témoignage. Ce livre est l’exemple d’une universalisation qui atteint non seulement l’attestation de tous les témoins, mis en rapport les uns avec les autres dans l’image, mais aussi leur appel, leur demande de reconnaissance. L’être-juif ne se dissout pas dans la dispersion, mais il ne se maintient pas non plus dans l’unicité d’un fondement authentique ou intact : il est disséminé, et dans cette dispersion il se pose comme énigme pour un monde qui occulte sa propre dispersion sous les fantasmes du cliché national. « Qui sont les Noirs?, demandait Jean Genet.Et d’abord de quelle couleur sont-ils? » Si, comme y insiste dans un essai final de ce livre Stanley Cavell, demander : « À quoi ressemble un Juif? » est à la fois une question de justice et de pédagogie, la réponse réside dans le pouvoir de la photographie de restituer elle-même cette justice : tous ceux qui sont photographiés ici, dans la totalité de ces scènes plus ou moins composées vers le témoignage, inscrivent leur différence dans un universel qui suscite reconnaissance et volonté de filiation.