Emmanuelle Léonard : Invisibles disparités d’échelles?

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Dans le portfolio de ce numéro, vous retrouverez deux artistes qui exposent présentement au Musée d’art con temporain dans le cadre de l’exposition Territoires urbains (jusqu’au 8 janvier prochain) et qui travaillent sur des formes de disparitions, d’effacements, de suppressions, de gommages, d’oblitérations... Toutes deux font de la photographie, mais je ne vous ferai pas nécessairement le coup du médium photo qui parle de ce qui a été et ne sera plus. Je ne vous dirai pas que dans la photo réside une réflexion intrinsèque et générale sur la disparition des êtres et du monde. Loin de là. Car si la photo a été récupérée aussi vite par la bourgeoisie au XIXe siècle, dès son apparition, c’est que la classe dominante a vu en elle une possibilité de s’immortaliser, de poursuivre le travail effectué, entre autres, par la peinture, c’est-à-dire celui de dresser son portrait flatteur dans le présent. L’art parle avant tout de notre contemporanéité.

Dans ce numéro, les deux artistes nous offrent une vision spécifique du monde et de leur médium très éloignée de cette lecture facile de l’image photo comme signe d’un passé perdu. La première, Emmanuelle Léonard, se préoccupe certes de documenter des formes de vie qui disparaissent et qu’on préfère de toute manière ne pas trop voir, mais du coup, elle nous place devant l’actualité de la question des classes sociales sur la planète; la seconde, Isabelle Hayeur, travaille sur la disparition des limites géographiques, mais aussi et surtout sur son médium comme système gommant les signes de son montage, sur l’illusion visuelle que la photographie met en scène.

L’humain selon Léonard

Emmanuelle Léonard est intéressée par les travailleurs, ceux que l’on nomme encore parfois avec condescendance « les petites gens ». Longtemps, l’Histoire n’a guère retenu leurs histoires et ils ont été exclus de la mémoire collective. Comme le rappelle Michel Foucault, il a fallu attendre le XIXe siècle pour que les historiens s’intéressent à eux. Mais de nos jours, nous ne sommes pas vraiment plus généreux à leur égard. Certes, l’histoire, la sociologie, la démographie tiennent maintenant compte de leur existence. Mais on ne peut pas dire que les travailleurs manuels aient la cote dans nos sociétés. Il est commun d’entendre qu’ils sont trop payés. Combien de fois relève-t-on cette remarque méprisante à propos de tel groupe d’ouvriers de la voirie ou de tel autre groupe travaillant dans l’industrie automobile, à savoir qu’ils seraient trop rému nérés? Mais je ne vois guère, dans la classe dirigeante qui les critique, se créer un mouvement, une vague pour aller les remplacer... Ces ouvriers plus ou moins bien payés (extrêmement mal, si on compare leurs salaires à ceux des dirigeants des grandes entreprises et des banques canadiennes) disparaissent lentement dans nos sociétés. Leurs emplois s’en vont à l’étranger, exécutés à bon marché par une main-d’oeuvre exploitée, presque en esclavage, à l’autre bout de la planète, grâce à NOS compagnies. La classe ouvrière devenait gênante dans nos pays : nous l’avons donc presque supprimée pour la reconstituer dans des pays du tiers-monde. De cette façon, elle est moins visible. Et quand on la fait venir dans nos pays, comme femme de ménage par exemple, elle devient plus acceptable. Comme le disait la collègue d’un ami, à propos de sa bonne Indonésienne : « En plus, elle est déductible d’impôts »! J’ajouterai qu’elle est aussi autonettoyante et même, si on le souhaite, biodégradable et compostable...

Emmanuelle Léonard documente souvent ce type de classe sociale. Dès le début de sa démarche créatrice, elle a commencé à prendre en photo les couturières, ouvrières de la confection dans les manufactures qui se situaient à l’époque dans l’immeuble du Paris Star sur Rachel, transformé depuis en copropriétés. Le Plateau Mont-Royal est de plus en plusnettoyé de ses manufactures... Lentement, ces métiers du textile disparaissent au Québec. Léonard est d’ailleurs revenue sur ce sujet en 2004 avec sa série des Marcheurs qui montre des employés de ces manufactures, captés à leur insu au petit matin alors qu’ils partaient au travail. Elle les a traqués, devenant en quelque sorte la paparazzi des pauvres. Avec son objectif, elle n’a pas poursuivi Lady Di, mais des ouvriers. Elle s’est également intéressée aux mineurs qui descendent dans les tréfonds de la terre et qui, eux aussi, sont en voie de lente disparition (l’industrie des mines représentait plus de 100 000 emplois au Canada en 1974 et seulement 53 000 en 1999). Dans ce portfolio, vous verrez aussi des images de réunion syndicale d’anciens travailleurs de General Motors qui continuent encore maintenant à se réunir malgré la fermeture de leur usine à Sainte-Thérèse, juste pour rester en contact. Car les usines de voiture, elles aussi, déménagent. À chaque fois, Léonard pose un regard très direct sur la classe ouvrière.

Le monde vu d’Hayeur

De son côté, Isabelle Hayeur (que vous avez déjà pu voir dans les pages de Spirale, no 180, septembre-octobre 2001) poursuit sa réflexion sur l’image en tant que montage, tromperie du regard. Nous pourrions envisager aussi son travail comme une réflexion sur l’industrialisation, ou tout au moins sur la Modernité. Ses photos donnent à voir des paysages où la nature semble lentement disparaître, bouffée par les constructions de tout acabit. Dans les photos d’Hayeur, on pourrait croire que la ville a avalé la campagne. On y voit en particulier des régions limites (des banlieues ou des habitations dans de petites villes?) qui semblent nous dire à quel point il n’existe plus de nature naturellement naturelle.Mais ces images dévoilent plus que cela. Malgré leur réalisme et leur apparente précision, elles sont truquées, elles sont le produit d’un montage. Ici, la photographe a effacé des éléments architecturaux, une fenêtre ou une porte, pour accentuer un sentiment de claustrophobie. Là, elle a fait un montage entre des paysages très différents et aux échelles fortement disproportionnées, mais qui, au premier coup d’œil, paraissent parfaitement cohérents aux yeux du spectateur. Mais une fois mis au courant, ce dernier constate, en cherchant bien, que les images sont cousues de fil blanc, collées ensemble au mépris de leur logique interne. Hayeur s’inscrit dans la tradition du photomontage, genre qui a une fonction critique importante. Elle attaque la capacité de « dire vrai » de la photo dans ses derniers retranchements. Elle interroge ce qui permet à l’image d’avoir l’air vraie. Est-ce la vraisemblance? Non, malheureusement pas. Il y a une précision du grain de l’image, une accumulation de détails qui exercent une séduction non seulement sur l’œil du spectateur, mais bien sur son cerveau. Hayeur renoue en fait avec une découverte pas si récente, que les artistes de l’art grec antique avait faite et qui a été reprise par bon nombre d’artistes et d’écrivains (entre autres, Balzac) : l’effet de réalisme dans une œuvre est notamment produit par la prolifération des détails qui font disparaître pour un temps dans l’esprit du spectateur la structure matérielle de l’œuvre. Pourtant, nos yeux arrivent lentement à voir les truquages. Un peu comme lorsque l’on voit pour la énième fois le film Titanicet que notre esprit parvient de mieux en mieux à détecter les passages recréés par ordinateur. Parions que dans vingt ou trente ans, on rira des truquages grossiers de ce film tout comme notre œil se moque de ceux de Jaws ou des premiersStar Wars.