La règle du Je
— Tu me dis quoi?
Ce numéro regroupe deux séries d’échanges épistolaires qui n’en sont pas tout à fait. Mais existe-t-il de véritables échanges?
D’une part, vous trouverez dans nos pages une (courte) sélection faite parmi les 577 cartes postales qui furent présentées à l’occasion de la Manif d’art 2 de Québec en 2003 (ayant pour thème Bonheur et simulacres). Lors de cet événement, la Manif d’art, en collaboration avec le Collectif Réparation de Poésie, avait monté une exposition d’art postal à la Bibliothèque Gabrielle-Roy sous la direction de Jean-Claude Gagnon. À la demande des organisateurs, plus de trois cents artistes de près de quarante pays envoyèrent des cartes postales artistiques à la Manif d’art, dans lesquelles on note souvent la reprise — et le détournement — de ces petites phrases conventionnelles écrites en voyage, de ces courts slogans dignes des publicités ou de ces images touristiques stéréotypées qui caractérisent ce genre d’envoi. Dans ce mode d’échange, l’individu sombre-t-il dans des représentations qui relèvent du prêt-à-porter, dans des échanges ready-made? En effet, le destinataire se trouve alors bien souvent à reprendre, quitte à le modifier ou à tenter de le transgresser, un modèle représentationnel. On l’aura compris, la convention impose ses règles, et pas seulement dans la carte postale. C’est le triste constat que dévoile ce genre épistolaire. On est toujours aux prises, on est toujours en train d’en découdre avec le tissu des conventions sociales.
D’autre part, ce numéro présente l’histoire d’une correspondance fictive. En 2003, Ève Dorais et Édouard Pretty postèrent à soixante-douze personnes (qu’ils ne connaissaient pas personnellement et qui, pour certaines, avaient été choisies au hasard dans le bottin) une série de cartes postales (parfois avec des images créées par eux) et de lettres au ton très intimiste. Beaucoup qui, comme moi, ont reçu ces cartes postales et ces lettres de Dorais et Pretty ont cru, un moment, qu’elles pouvaient vraiment leur être adressées par des connaissances (anciens élèves ou amis d’amis rencontrés dans une soirée?) en voyage à l’étranger... Là encore, comment échapper au ton prédéterminé des modèles d’échanges en société? Est-ce seulement un effet de déjà-vu qui me donne l’impression de reconnaître un texte d’Hubert Aquin dans cette carte postale de Dorais et Pretty? Ou est-ce, pour reprendre Oscar Wilde, que la vie imite toujours l’art auquel elle ne peut échapper?
Dans l’un et l’autre de ces projets, les lettres et les cartes parlent chaque fois des relations complexes entre destinataire et destinateur, de messages toujours un peu mal adressés, ou bien, pour suivre un code, adressés un peu à tous (tous ceux qui adhèrent au même code) et donc à personne en particulier... Comme s’il n’y avait entre les individus que des malentendus, et très rarement de véritables dialogues personnels. Mallarmé avait déjà montré, avec les adresses de ses correspondants transposées en vers, que le premier destinataire d’une lettre est le postier, ainsi que le système postal, véritable organe normatif de ce qui peut ou ne peut pas s’envoyer. Les interventions dont il est ici question nous disent bien qu’il existe des échanges (dans le cas présent, écrits) entre les êtres, mais que ceux-ci mettent toujours en scène un discours préétabli, et finalement une sorte de surdité à l’autre et à nous-même. Ces échanges presque ratés, court-circuités, nous placent devant une question presque angoissante : s’il n’existe pas de vrais dialogues, y aurait-il au moins des rencontres d’intérêts (quel mot horrible!) ou, à tout le moins, des rencontres de désirs? Dans ces écrits, nous pourrions entendre l’écho d’une idée chère au philosophe Jacques Derrida, présente, entre autres, dans son analyse duPhèdre de Platon et publiée dans La dissémination. Pour Derrida, l’écrit autant que la parole sont des discours instables dans leur signification. Et même la dialectique de l’épistolaire ne sauve pas l’écrit de cette situation. « La lecture est écriture. » Réécriture.
Dans son livre La carte postale, Derrida revient encore sur cette idée d’ambiguïté de l’échange écrit, incarnée par cette carte postale trouvée à Oxford en 1977 où, dans un renversement spectaculaire, c’est Platon qui dicte à Socrate quoi écrire. À ce propos, Charles Ramond (professeur à l’Université de Bordeaux — III) écrit que là réside « cette idée que l’histoire de la philosophie consiste à dicter aux philosophes du passé le message qu’ils nous adressent. C’est bien sûr le thème si amusant de La carte postale : Platon dicte, Socrate écrit. Ce sont toujours les héritiers qui écrivent le testament, ce sont toujours les philosophes du présent qui écrivent la philosophie du passé : comme un message jeté à la mer dans une bouteille, ou comme une simple carte postale, une philosophie n’aura jamais eu de destinataire (et donc de sens) singulier (d’ailleurs, il n’y a pas de sens singulier) ».Ramond ajoute que La carte postale signale donc l’impossibilité pour chacun d’entre nous d’avoir totalement une histoire propre. Dans une conférence intitulée « Spinoza-Derrida » donnée à l’Université de Poitiers en 2003, il mentionnait avec justesse que « (l)a lecture de La carte postale ne permet aucun doute à ce sujet. Tout ce qui relèverait d’un libre arbitre, d’une “détermination”, de “résolutions”, de “décisions” que l’on pourrait prendre, est l’objet, non pas de réfutations, mais d’agressions assez vives, en accord avec le thème général de l’ouvrage, qui entrecroise une méditation sur la psychanalyse (par définition méfiante, pour le moins, devant toute revendication d’une “liberté de la volonté”) et les thèmes de la “chance”, de la “fortune”, de “l’arrivée”, c’est-à-dire de la “destination”, et donc du “destin”. Les sorts, les destins, sont déjà écrits, ou dictés, et, comme des cartes postales, tout le monde peut les lire. Il n’y a pas de destinataires individuels. Par conséquent, l’idée qu’il puisse y avoir un “je”, capable de retour sur soi, et maître de soi en quelque façon que ce soit, est tout simplement à l’exact opposé des conceptions de Derrida, qui ne voit le “je” que clivé, en différance d’avec soi, toujours errant, toujours pris dans un flux de rencontres, de textes, de voix, dans lesquels tantôt il s’immerge et tantôt il surnage, avec lesquels tantôt il convient et tantôt il disconvient... »(1)
— Ils me disent.
Nicolas Mavrikakis
1. La conférence est disponible sur le site : [http://www. sha.univ-poitiers.fr/philosophie/].
Mise aux poings
À : eveoutremer@hotmail.com
Objet : Mise aux poings
Date : Fri, 08 Aug 2003 16:16:52 + 0000
Bonjour Ève,
Je suis Pierre Fortin, mais je pense que je ne suis pas celui qu’Édouard et toi croyez que je suis. Je m’explique.
Il y a quelque temps, je reçois chez moi une jolie enveloppe sur laquelle nom, adresse et code postal sont rigoureusement exacts. J’ouvre et j’y trouve une lettre où deux amis me racontent, sur un ton intime et complice, leur arrivée à Paris. Ils m’annoncent en outre qu’ils vont garder le contact pour me tenir informé du déroulement de leur périple. J’ai grand plaisir à lire la lettre : elle me fait vivre l’excitation d’un début de voyage longtemps attendu, elle s’attarde aux détails qui tissent le dépaysement, elle est signée Ève et Édouard. Or, je ne connais ni Ève ni Édouard et le mystère du hasard qui m’a mis cette lettre entre les mains ajoute à mon plaisir. Je m’amuse de la chose puis range la lettre en me disant que si, effectivement, Ève et Édouard réécrivent, ils vont me fournir une adresse où les contacter et que je pourrai alors les informer de leur erreur.
Arrive une deuxième lettre, de Bretagne, avec, toujours, une jolie enveloppe. La magie d’une rencontre avec un personnage de roman, la description d’un lieu où planent les ombres de la folie, les observations qui m’aident à mieux cerner qui sont Ève et Édouard, et peut-être l’électricité d’un début de tension que je sens poindre entre deux lignes : je lis encore avec grand plaisir. Mais un sentiment d’imposture et d’illégitimité s’installe : ces lettres ne me sont pas destinées; mon plaisir, je le vole au vrai Pierre Fortin avec lequel Ève et Édouard sont amis, qui attend de leurs nouvelles et dont ils auront sans doute mal noté l’adresse. Je cherche, dans l’annuaire de Montréal, un autre Pierre Fortin sur la rue Marquette ou aux alentours, sur le Plateau. Je ne vois pas...
Puis, je me suis bâti deux autres scénarios. J’ai pensé que, par jeu, Ève et Édouard pouvaient avoir choisi totalement au hasard, en trouvant ses coordonnées n’importe où, un interlocuteur anonyme à qui raconter leur voyage. L’idée me séduisait. J’ai aussi pensé que c’était un ou une amie qui, connaissant mon goût pour les énigmes, les mystères, les divins hasards et l’écriture, me faisait l’immense cadeau d’un canular à la logistique implacable. Je me disais : c’est un jeu, une mécanique fine dont les ficelles vont m’être révélées un jour. Pratiques, ces deux scénarios m’autorisaient à ouvrir et lire vos lettres.
La vraisemblance de ces possibilités a été encore renforcée quand j’ai reçu, trois jours avant ta dernière lettre, une très belle carte postale d’Édouard en provenance du Chili. Il m’y expliquait sa présence là comme une parenthèse dans votre voyage européen, une histoire de billet pas cher obtenu d’une copine travaillant à Air France. Puis arrive ta lettre avec, enfin, un point de contact par cette adresse courriel.
Je dois t’avouer que j’ai quand même été tenté de rester coi : je n’avais pas tellement envie de faire le deuil de cette étrange correspondance à sens unique. J’aimais l’air qui entrait par cette fenêtre que vous m’avez ouverte. Je me suis senti extrêmement privilégié que la vie me fasse le cadeau de ce hasard et ça me donne envie de vous dire merci à toi et à Édouard.
J’ai conservé tous vos envois. Je me disais que si ce n’était pas le fait d’une machination amicale, vous viendriez, au retour, les récupérer pour votre ami. Je pourrai les réacheminer au « vrai » Pierre Fortin si vous me fournissez des précisions qui me permettraient de le localiser. Je vous souhaite à tous deux, sincèrement, une excellente fin de voyage. Et si, par hasard, l’envie vous prenait d’écrire et que vous ne sachiez pas à qui, dites-vous que vous avez un fervent lecteur rue Marquette...
Pierre Fortin