Depuis 1995, Depuis les sujets de prédilection de Dominique Paul sont l’hybridité du corps, l’ambiguïté des genres et l’ubiquité du temps. Elle a traité ces thèmes par le biais de la vidéo et de la photographie. Si l’artiste n’a pas recours aux manipulations numériques dans son travail photographique, elle les utilise en revanche abondamment dans son travail vidéographique.
Le titre commun à ses plus récentes expositions, Avatars et dégénérations, tenues concurremment à Lyon et à Pont-en-Royans en France, au printemps 2004, illustre bien les leitmotivs chers à Dominique Paul. Ses photographies sont des arrêts sur image et regorgent d’ambiguïté. Les divers Avatarsqu’elle fixe sur pellicule, ces démiurges de la mythologie hindoue dotés du don d’ubiquité pour accomplir leurs tâches terrestres, fascinent l’observateur – voir à ce sujet « Drama and the Digital Domain », in : Digital Creativity, vol. 10, no 3, 1999, ainsi que le site Internet www.horizonzero.ca. Quant aux images de ses bandes vidéo, elles sont en quelque sorte le fruit de morphings qui nous font passer, par exemple, d’un visage végétal d’Arcimboldo à un autre, velu, qui tiendrait du loup-garou. Dans un autre vidéogramme, l’artiste met en scène un corps en mouvement vu de dos, ponctué de contrepoints d’ombre et de lumière qui suscitent un phénomène d’aperception des plus déstabilisants pour le spectateur. Dans les deux cas, la lumière et les jeux de transparence et de superposition jouent un rôle important, créant ainsi de riches palimpsestes.
Dans tous ses tableaux, la lumière qui émane des projections de figures immobiles appartenant à des portraits de maîtres anciens jongle et ondoie sur les corps mouvants et fuyants des modèles vivants ayant posé pour l’artiste. Ce double-dédoublement temporel et stylistique entretient un dialogue fécond entre l’animé et l’inanimé et suscite parfois de véritables illusions d’optique. Si le travail photographique de Dominique Paul ne comporte aucune manipulation numérique, elle a toutefois recours ici à une manipulation étroitement fidèle à l’étymologie latine du mot : manu, la main. L’artiste manie ainsi, par le biais de processus croisés, l’espace, le temps, la lumière et le corps.
Métamorphoses
Dominique Paul se joue également des genres en créant des ambiguïtés androgynes. Ses modèles en chair et en os, toujours nus au moment de la capture de l’image, peuvent accueillir sur leur corps des projections masculines ou féminines, indépendamment de leur sexe ou de leur âge. De ces incertitudes esthétiques, historiques, technologiques, voire érotiques, naît un rapport dialogique entre les figures imperturbables du passé et les corps chauds et mobiles du temps présent. Relation qui suscite conséquemment un aller-retour entre l’observateur intrigué et le sujet de sa fascination.
C’est là, donc, que repose l’efficacité de la métaphore desAvatars. Bien sûr, ce terme sanskrit a été repris dans le vocabulaire du numérique pour traduire la représentation humaine dans le monde virtuel, mais ici il symbolise assurément le désir archaïque et fondateur du commun des mortels de se dédoubler pour aller sonder l’âme humaine simultanément et partout à la fois. Ce dédoublement stylistique pourrait agir aussi comme analogie du dédoublement technique auquel l’artiste a recours dans ses traversées entre photographie et vidéo.
La relation entre l’œuvre et le regardeur a beaucoup évolué depuis les cinq dernières années à travers les fines mutations que Dominique Paul a mises au point dans sa manière de travailler. D’abord les modèles, dont les superpositions des tableaux anciens cachaient la majeure partie des corps, conjuguées à l’effet des lacérations (des rayures ou des égratignures que l’artiste administre aux diapositives) nous jetaient des regards obliques. Puis, vint la période desMerman, avec les figurines trafiquées qui recréaient une certaine animation à travers les différents jeux d’échelles produits par les multiples traitements manuels des fonds. CesMerman nous toisaient encore, comme leurs prédécesseurs lacérés, avec leurs regards obliques, mais provoquaient un malaise croissant chez le spectateur, en dépit ou à cause de leur état inerte. Enfin, avec les moisissures (d’où le termedégénérations) que l’artiste inflige aux diapositives dans son travail actuel, et qui créent des effets saisissants de couleurs, de flou et de malformations morphologiques, le visage du modèle humain projette de façon évidente un regard frontal qui défie directement l’observateur. La menace ressentie est devenue immédiate et non équivoque.
Dans l’iconographie de Dominique Paul, les personnages sont représentés la plupart du temps sur un arrière-plan sombre. Ils nous évaluent du fond de leur vieille âme et de leur entendement de la vie contemporaine. Ils nous forcent à nous regarder, tels d’impitoyables miroirs. Cet état de fait consent bien peu de place à une fuite en avant de la part de l’observateur. Nous sommes laissés à nous-mêmes, aux prises avec nos propres démons, nos monstres intérieurs. Et paradoxalement, nous sommes attirés autant par les beautés séductrices de ces avatars que par leur aspect repoussant. C’est ce qui crée leur pouvoir d’attraction/répulsion.
Cet univers parfois ténébreux et ambigu nous remet en mémoire la lumière des œuvres de Georges Latour, au centre desquelles les protagonistes surgissent soudain de la pénombre. L’effet chamarré que produisent les moisissures implantées sur les diapositives évoque aussi la décadence et les luttes intestines que se livraient, par exemple, les adversaires de la Reine Margot pour l’obtention du pouvoir, dans la funeste et sanglante production cinématographique de Patrice Chéreau (1999), tirée du roman éponyme d’Alexandre Dumas.
Manipulations
La fabrication biologique des dégénérations par les moisissures nous mène aussi à une réflexion sur les limites bien ténues de nos vies. Les avatars dégénérés de Dominique Paul nous placent devant notre quête incessante et stérile de l’immortalité par le biais d’un « désir manufacturé », selon l’expression de Solomon-Godeau, qui nous procurerait la jeunesse éternelle. Cette manière biologique soulève également des questions d’ordre éthique sur les manipulations, qu’elles soient morphologiques, technologiques ou encore génétiques, et dont l’actualité, la mode et la téléréalité nous abreuvent sans cesse. Des artistes comme Eduardo Kac avec son lapin transgénique phosphorescent GFP Bunny, Orlan passant sous le bistouri on camera dans Cherif’s Bloc et Cindy Sherman personnifiant des protagonistes grotesques et d’autres issus de l’imaginaire cinématographique, les ont saisies de façon parfois sensationnelle et spectaculaire ou critique.
Par-delà leur continuité linéaire, les ubiquités métaphoriquesde Dominique Paul soulèvent la question de notre rapport au temps. Chaque être contient les germes du passé, un vécu qui forge les individus que nous sommes dans le temps présent. Le regardeur doit donc gratter un peu plus profondément la surface de ces palimpsestes photographiques et vidéographiques s’il désire transcender l’effet de séduction/répulsion et découvrir par lui-même cette âme séculaire qui fonde l’être.