Dominique Blain : « Mirabilia » ou la synthèse d’un parcours

Dans un monde marqué par la perte de repères,
Dominique Blain ausculte le présent à la lumière
d’un passé perpétuellement documenté, comme un
besoin individuel de sonder, dans le temps et dans
l’espace, la distance entre le réel et sa représentation,
et comme un moyen possible d’envisager, en tant
qu’individu et en tant qu’artiste, les ambivalences
de l’humain.

— Louise Déry, Monuments – Dominique Blain, 2004.

L’itinéraire de Dominique Blain est celui d’une artiste engagée qui travaille autour de situations extrêmes ou inacceptables pour les révéler, pour les rappeler à notre esprit, les imprimer dans nos mémoires et les dénoncer, afin que jamais nous ne les oubliions. La posture de Dominique Blain n’est pas d’illustrer une condition donnée comme la capteraient les photojournalistes ni de porter un jugement moral. L’artiste souhaite plutôt dévoiler cette condition au grand jour dans une mise en vue qui exacerbe de façon implacable des tournants sombres de l’histoire ou de l’actualité, qui provoque une réaction mêlée de fascination et de rejet de la part du regardeur et qui, au-delà du choc premier, porte à réflexion. Blain s’est intéressée notamment, au fil des ans, à l’exploitation des femmes dans l’Afrique coloniale, au sort des enfants, des femmes et des hommes dans les camps de réfugiés, à la protection des œuvres du patrimoine universel durant la Première Guerre mondiale, aux recels d’œuvres d’art par les nazis, aux récents pillages du Musée du Caire lors du printemps arabe, aux saccages et aux vols survenus au Musée de Bagdad pendant la guerre en Irak, ou encore à la destruction des Bouddhas de Bâmiyân par les talibans en Afghanistan. Les exemples sont légion, mais ceux-ci sont emblématiques d’une pratique, remarquablement bien documentée, qui ne s’est jamais démentie depuis près de trente ans.

D’aucuns jugent sévèrement le travail de Blain parce qu’elle esthétiserait la misère humaine et les maux du monde. Il est vrai que les installations, sculptures, photographies (souvent tirées de documents d’archives), vidéos et travaux imprimés de l’artiste arborent une facture d’une qualité irréprochable et d’un esthétisme de prime abord séduisant. Mais, c’est à travers des images fortes, mises de l’avant par des objets symboliques saisissants, parfois troublants, et aux formes épurées que résident l’intelligence et la sensibilité exprimées dans le travail de Blain. Elles expliquent la puissance de l’impact des œuvres sur le spectateur. Précisément parce qu’elles sont élégantes, les installations de Blain nous confrontent de manière non équivoque au choc des contrastes. Et à partir de cette antinomie visuelle, sans médiation aucune, l’artiste réussit à transmettre un message parfois difficile à relayer. Si le « message » semble aisé à saisir ou à capter au premier coup d’œil, il faut y regarder de plus près puisque les œuvres cachent moult détails qui s’ajoutent à notre vue, par sédimentation, au fil de nos lectures. L’accumulation de ces éléments amplifie l’aspect infâme d’une situation évoquée.

Blain souligne qu’elle n’a jamais entendu réaliser son travail pour un cercle d’initiés, mais plutôt pour un large public : « Mes préoccupations esthétiques ont autant d’importance que mon désir de partager une réflexion. Je travaille dans les arts visuels ! […] / Ce qui m’intéresse c’est d’amener [le spectateur] à porter un second regard sur l’œuvre et de l’entraîner dans un questionnement. Ce qu’il regarde n’est plus tout à fait ce qu’il pensait voir, et ce qu’il voit n’est plus ce qu’il avait imaginé… » (Entrevue avec Dominique Blain réalisée par Réal Lussier, dans Dominique Blain, Musée d’art contemporain de Montréal, 2004)

Mirabilia ou la ville-vestige
des monuments disparus

C’est pour partager ses réflexions avec le public que Dominique Blain s’est lancée dans la conception d’une commande d’art public, réalisée au terme d’un concours de la Politique d’intégration des arts à l’architecture du Gouvernement du Québec pour le nouveau Pavillon d’art canadien du Musée des beaux-arts de Montréal.

Le projet Mirabilia suggère à la fois le mandat principal de toute institution muséale, soit la collection et la conservation des œuvres et des monuments du patrimoine artistique, et le terme latin « merveille », qui fait référence à Mirabilia Urbis Romae (Les merveilles de la Cité de Rome), un petit ouvrage du Moyen Âge, datant de 1143, qui servit de guide sur l’histoire, les sites et les monuments antiques et médiévaux de la Ville éternelle à plusieurs générations de pèlerins et de touristes.

Avec Mirabilia, nous sommes face à un jardin des merveilles disparues, mais aussi en présence d’une synthèse de la démarche de Dominique Blain s’échelonnant sur trois décennies. Avec ce projet, Blain reste fidèle à ses sujets de prédilection, notamment les spoliations des œuvres du patrimoine humain qui deviennent la métaphore des dépossessions que les hommes et les femmes ont subies depuis la nuit des temps. Concrètement, Mirabilia évoque le gabarit d’une cité imaginaire dont les immeubles à hauteurs variables seraient les artefacts et les monuments subtilisés des diverses collections et des sites de l’héritage mondial, incluant un objet disparu de la collection du Musée des beaux-arts de Montréal. Dans leur implantation, les trente-huit immeubles de Mirabilia, blocs de verre stratifié auto-éclairés, s’insèrent sur la surface d’une terrasse extérieure, non accessible aux visiteurs mais perceptible de l’intérieur du musée à travers de grandes baies vitrées sur deux niveaux du pavillon. Mirabilia est donc visible de plain-pied, à partir de l’étage où elle est installée et en surplomb, depuis l’étage supérieur. Ce plan horizontal contenant la ville-vestige jouxte le nouveau Pavillon à l’église Erskine and American (devenue une salle de concert avec les travaux d’agrandissement du Musée) et sert de lien visuel entre un bâtiment d’une architecture très contemporaine à un autre datant de la fin du XIXe siècle et contenant des vitraux du maître verrier new-yorkais Louis Comfort Tiffany.

Tous ces détails, en apparence techniques et matériels, revêtent en fait un rôle conceptuel et symbolique d’une grande portée pour appuyer le sens de l’œuvre. Blain n’aurait jamais créé une installation purement ornementale ou flatteuse pour le Musée. Elle a plutôt imaginé un projet prégnant et signifiant, intimement lié à la vocation de cette institution montréalaise et fidèle à sa démarche artistique.

Un matériau porteur de sens

L’une des principales qualités des projets d’art public est de consentir aux artistes la possibilité d’expérimenter, du moins de façon calculée, avec des formes novatrices, des rapports d’échelle originaux et de nouveaux matériaux. Pour Mirabilia, le verre est devenu la matière première incontournable du projet. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, le verre n’a surgi qu’au cours des explorations de Blain sur le sens même de l’œuvre et n’est donc pas apparu comme une évidence dès le début de son processus. On ignore souvent que les projets d’art public exigent une part considérable de recherches tant sur l’histoire et la philosophie de l’institution pour laquelle l’œuvre est destinée — sur sa place dans la société, sa vocation, sur les visiteurs qui la fréquentent — que sur la trame narrative des architectures qui ont jalonné son existence et donc des matériaux qui l’ont façonnée au fil du temps. Dans cette optique, le choix d’une matière pour une œuvre d’art intégrée à l’architecture et à l’institution ne peut être gratuit ni fortuit, car l’objet d’art ne serait réduit qu’à une parure vide de sens.

C’est ainsi que Blain s’est appliquée à une prospection approfondie des matériaux qui ont constitué le musée depuis sa création en 1912, en l’occurrence le marbre, la pierre calcaire, le béton, la brique et le verre, et aux images que ceux-ci évoquaient. Le marbre blanc du Vermont, par exemple, qui identifie et singularise l’institution de la rue Sherbrooke à diverses époques, est traversé de strates qui, aux yeux de Blain, connotent la notion d’Histoire, profondément rattachée à la vocation du lieu. Un musée se distingue par sa collection qui est la gardienne de la mémoire et porteuse de l’avenir, du moins c’est ce que nous souhaitons. Mais voilà qu’une collection, où qu’elle soit et quelle qu’elle soit, n’est et ne sera jamais complète. Qui plus est, certains de ses éléments ont pu lui être dérobés par des esprits malfaisants, en temps de paix comme en temps de guerre, détruits pendant des catastrophes naturelles, pillés, saccagés à la suite d’invasions impérialistes, fussent-elles d’idéologie religieuse ou politique, ou encore démantelés, comme dans le cas de certaines œuvres d’art publiques, par des édiles politiques. La liste est longue…

Le plein, le vide et la lumière,
révélateurs des monuments perdus

Pour rendre apparents les monuments disparus, pour les rappeler à notre souvenir, Blain a choisi le verre comme matériau de prédilection. Elle a adopté cette matière, avec laquelle elle n’avait jamais travaillé auparavant, pour sa transparence, son aspect fragile et évanescent, mais aussi, paradoxalement, pour sa dureté et sa durabilité qui feront de Mirabilia un ensemble on ne peut plus pérenne. Le verre est aussi une matière vivante et claire qui reflète, réfracte et laisse jaillir la lumière naturelle ou électrique. Pour Blain, le verre, teinté de vert, rappelle les glaciers, témoins du temps qui file. Et pour amplifier leurs « états », les cubes de verre sont constitués de strates de diverses épaisseurs qui filtrent la lumière dans des intensités singulières et étonnantes, toujours en concordance avec l’objet qui y est buriné. Les couches de verre nous ramènent donc à celles du marbre et illustrent éloquemment le passage du temps, dont nous pouvons être témoins lors de fouilles archéologiques alors que les artéfacts se cachent sous des sédiments matériels et temporels pour être finalement mis au jour, à la lumière, au terme de prospections longues et ardues.

Les trente-huit masses de verre stratifié sont percées, empruntant les contours de la forme d’une œuvre ou d’un monument perdu, volé, spolié, pillé, saccagé, démantelé et parfois même retrouvé. Ces blocs posés sur la terrasse, jonchée de cailloux de marbre blanc, forment une grille évoquant une cité perçue à vol d’oiseau, mais aussi le profil d’un sarcophage. Cette configuration, selon certains, pourrait agir comme allégorie d’une nécropole. Mais l’artiste insiste : avec Mirabilia, elle souhaite au contraire rendre hommage et redonner vie à ces artefacts en les déposant dans notre imaginaire. Chacun des monolithes béants rappelle, par exemple, l’un des deux Grands Bouddhas de Bâmiyân, détruits par les talibans en 2001 ; des masques Haida confisqués par un agent du ministère des Affaires indiennes en 1921 lors d’une cérémonie potlatch en Colombie-Britannique ; l’un des quatre Chevaux de la Basilique San Marco à Venise, d’abord subtilisés à l’Hippodrome de Constantinople, en 1204, par les Vénitiens, puis enlevés par Napoléon en 1797 pour être finalement retournés à Venise après la défaite de l’empereur à Waterloo ; la sculpture monumentale Tilted Arc de Richard Serra, démantelée en 1989 à New York ; un vase Warka (3 000 av. J.-C.), subtilisé au Musée de Bagdad en 2003 et rapatrié, en morceaux, six mois plus tard ; le Crucifix de Cimabue (1270) à Florence, endommagé par les inondations de 1966 ; une tête de déesse, provenant d’un bas-relief du Palais d’Angkor Vat au Cambodge, arrachée et pillée par André Malraux en 1923 ; la Croix de Pierre Ayot, l’une des dix-huit œuvres démantelées par l’administration Drapeau lors de l’événement Corrid’Art en 1976, etc. L’objet disparu se manifeste à nous en creux dans le monolithe de verre, son pourtour et son centre nimbés de lumière suggérant sa forme et son volume. Un objet auratique, fantomal en somme. La conjugaison des pleins, des vides et de la lumière rend vivantes les œuvres recherchées. L’éclairage électrique nocturne, émanant des cubes, anime cette ville dans la ville comme une illumination qui ravive notre mémoire.

Ceux qui feront l’expérience de Mirabilia partiront tels les pèlerins qui arpentaient les rues et ruelles de Rome armés de leur traité Mirabilia Urbis Romae à la recherche des vestiges d’une époque révolue, lointaine ou non. Ils y contempleront une cité spectrale et lumineuse, y découvriront un pan de ce qui a constitué l’histoire de l’art universelle en même temps qu’ils plongeront dans l’essence même de la démarche de Dominique Blain.