Denis Rousseau : voyage dans un imaginaire énigmatique

Retour au numéro: Jean Genet, toujours en fuite

Trouver des mots pour ce qu’on a devant les yeux —
comme cela peut être difficile. Mais lorsqu’ils viennent,
ils frappent le réel à petits coups de marteau
jusqu’à ce qu’ils aient gravé l’image sur lui
comme sur un plateau de cuivre.

— Walter Benjamin, « San Gimignano ».

 

Denis Rousseau est un sculpteur qui aime raconter des histoires. Pour ce faire, il ajoute moteurs, vidéogrammes, photographies, trames sonores et peinture à ses installations. Comme le soulignaient déjà Gaston St-Pierre et Mona Hakim, dans des textes qu’ils ont signés sur son travail, photographies et vidéogrammes ne sont jamais trop loin de ses sculptures. Rousseau est un créateur atypique qui n’a jamais foulé les sentiers battus et qui a devisé des sculptures cinétiques bien avant que le penchant des arts médiatiques ou du mariage des arts et de la technologie ne devienne une tendance lourde au Québec.

Rousseau est un artiste dont la démarche est difficile à classer, à catégoriser, car peu d’éléments, tant sur le plan formel qu’iconographique, la relient à celles de ses contemporains, sauf peut-être à des artistes comme Cozic (Yvon Cozic et Monique Brassard) ou Stephen Schofield. Des artistes qui, à l’instar de Rousseau, ne s’inscrivent pas dans un courant artistique donné, qui possèdent des démarches singulières, bref qui n’entrent pas dans le rang. Rousseau affirme assumer sa condition de loner, grandement atténuée par plusieurs années d’enseignement. Sa fonction de professeur à l’Université d’Ottawa et à l’École des arts visuels et médiatiques de l’UQAM lui a permis d’échanger avec de jeunes artistes en devenir et ainsi de maintenir sa propre pratique sur le fil du rasoir, l’obligeant à se renouveler, mais sans jamais renier son langage parfois insolite.

L’iconographie de Rousseau nous ramène à des images provenant d’un monde inventé — souvent à partir d’éléments du quotidien : objets kitsch ornés de couleurs vives, voire criardes —, d’une cosmogonie phantasmatique qui, sans être dénuée d’humour, peut parfois revêtir une réelle gravitas, abordant des sujets tels que la mort, la sexualité, la famille, la science ou la religion.

Les inspirations de Rousseau

Les cours de dessin et de peinture à l’huile — qu’il suivait avec les religieuses de son enfance — et ses observations sur les réparations que son père ingénieur s’est activé à exécuter sur des postes de télévision, allaient nourrir ses manières de faire et son imaginaire. Durant ses années de formation à l’Université d’Ottawa, Rousseau s’est inspiré, notamment, de la photographie documentaire, de l’art cinétique des débuts du vingtième siècle — par exemple avec le Modulateur Espace-lumière de Moholy-Nagy — et de l’art vidéo naissant. Mais c’est d’abord et avant tout le Pop Art des années soixante aux États-Unis qui a opéré un ascendant important sur sa démarche de création. Le travail de l’artiste américain Robert Rauschenberg y a été pour beaucoup, plus particulièrement avec la série des Combine paintings qu’il a réalisée entre 1954 et 1961.

Les Combines étaient des sculptures peintes, fragmentées, où l’électricité jouait un rôle de premier plan par l’ajout de la lumière ou du mouvement de certains éléments ; où la photographie, souvent appropriée à partir de publications des médias de masse, journaux ou magazines, conférait aux œuvres une iconographie en phase avec l’ère du temps ; et où les objets trouvés, véritables ready-made découlant de la tradition duchampienne, figuraient en place centrale des installations. Rauschenberg a su porter plus loin que son mentor l’utilisation des objets trouvés, déployant également la forme du collage de Schwitters ou du cadavre exquis des surréalistes, vers des limites jusque-là inexplorées. Les objets trouvés de Rauschenberg, souvent kitsch, dépeignaient de façon ludique ou cynique la société du spectacle et de consommation de l’après-guerre, une société traversée de bouleversements sociaux et d’avancées technologiques que son contemporain, le jeune Andy Warhol, allait si bien reprendre, démultiplier, sérialiser, s’approprier, dans ses peintures/sérigraphies du début des années soixante avec les 32 Boîtes de soupe Campbell, les Boîtes de savon BrilloRace RiotsSilver Liz et autres.

L’artiste suisse, Jean Tinguely, vivant à New York, et ami de Rauschenberg, fut également une source d’inspiration pour Rousseau, avec des pièces comme Machine à dessiner No. 3 (1955) et Homage to New York (Klaxon) (1960), installation cinétique autodestructrice, montée et détruite dans le jardin du Musée d’art moderne de New York, avec l’aide de l’ingénieur Billy Klüver, avec qui Rauschenberg et Warhol allaient aussi collaborer au milieu des années soixante.

Langage, idiosyncrasies et quête identitaire

Les icônes de l’art Pop ont, sans aucun doute, déteint sur le travail de Denis Rousseau, qui en a retenu, entre autres choses, les idiosyncrasies du kitsch, le sérialisme, le collage, le cinétisme et l’humour. À partir de ces icônes et de contenus empreints d’une certaine quotidienneté (portraits de famille), dans une société toujours en quête de progrès technologiques (soucoupes volantes, sondes, micro-organismes étranges agrandis sur arrière-plans stratosphériques, etc.), Rousseau a inventé son propre langage qu’il a peaufiné et poussé vers d’autres limites formelles que celles de ses prédécesseurs.

Rousseau explique que le fort ascendant du Pop Art sur son travail provient, en partie, de ses origines franco-ontariennes qui lui ont fait côtoyer, dès sa plus tendre enfance, une culture majoritairement anglo-saxonne. Même si celle-ci le rapprochait plus de nos voisins du sud et du ROC, il n’en demeure pas moins que la crainte de l’assimilation au rouleau-compresseur étatsunien était très prégnante au sein de sa famille.

En fait, Rousseau admet qu’à cette époque, il connaissait peu de choses du Refus global ou du travail des Plasticiens. C’est ainsi qu’à la fin de son baccalauréat, il était devenu impératif pour lui de venir s’établir au Québec, pour effectuer un « retour aux sources », en quête d’une identité linguistique, culturelle et territoriale, qui lui avait jusqu’alors échappée.

Humour et paradoxes

Investi de cette prospection identitaire, tant sur les plans individuel que collectif, le travail de Denis Rousseau est imprégné de nombreux paradoxes qui s’entrechoquent et se croisent, et desquels surgissent néanmoins des valeurs et des questions universelles. Les tensions qui animent les œuvres de Rousseau oscillent entre art et religion, religion et science, amour et haine, séduction et répulsion, nature et culture, culture populaire/culture de masse et culture savante. Mais l’humour y occupe souvent une place prépondérante : Rousseau se décrit comme une sorte de « Denis l’espiègle », un trickster qui aime jouer des tours.

Dans la matière même de ses travaux, se joue un autre type de tension, cette fois-ci entre couleurs et matériaux, entre médium et forme, entre art et science, entre statisme et dynamisme (ou cinétisme). Rousseau n’a jamais souhaité mettre la science de l’avant dans ses œuvres et en rendre les mécanismes apparents ou visibles. Toute la mécanique est donc cachée, occultée derrière la sculpture ou dissimulée sous une plinthe ou une moulure d’aspect classique, qu’il rajoute à cette fin, ce qui peut conférer à la pièce une apparence baroque, rappelant parfois l’architecture postmoderne. Mais plus Rousseau creuse son sillon, plus il épure la forme de ses œuvres.

L’inéluctabilité du temps

L’écoulement du temps est un autre élément dictant à cet artiste accompli et étonnant l’apparence de ses œuvres. Ainsi, la récurrence ou la sérialisation de certains motifs (Cils, 1999-2002 ; Symphonies, 2002-2005), le cinétisme dans ses machines mouvantes ou tournoyantes (Soufflet, 2005 ; Rouges, 2002, etc.), les suites de photographies placées en contrechamp d’une sculpture (Inaudible, 1996), ou encore les vidéogrammes d’« organismes vivants » (Rouges, 2000-2002), incitent le spectateur à une introspection sur le temps qui passe et sur celui qu’il nous reste.

Le travail de Rousseau sera toujours proche du vivant, ancré au sol, malgré ses élans giratoires, et ne sera probablement que rarement le fruit d’une réflexion sur la mondialisation. Néanmoins, le contact avec ses étudiants, étalé sur trois décennies, lui a permis de transmettre sa passion en échangeant avec eux sur le travail de l’artiste en général, lui concédant, par conséquent, l’occasion de réfléchir sur sa pratique en particulier, tout confronté qu’il était à la « relève » ou à l’esthétique d’autres générations. C’est ainsi que Rousseau a pu continuer à cheminer dans sa démarche, tel un coureur de fond. Il tente maintenant, en véritable loner, puisqu’il a mis un terme à sa carrière d’enseignant, d’habiter l’immense volume de son atelier lumineux, ceint par de grands murs blancs, où il affirme se sentir le plus heureux des hommes.