L’œuvre, elle est dans son appropriation politique, la mise en mouvement des images, qui sautent comme des moutons sur la mer effective de la révolte.
Par le blocage mental (mindfuck) que contient l’image, le jugement est d’une certaine manière suspendu, et s’ouvre pour nous dans ce petit sabotage du sens un chemin à emprunter, à rêver, qui file quelque part entre une grande tendresse pour un monde malgré tout partagé et la dénonciation exubérante de la connerie humaine, et on ne boude pas son plaisir esthétique.
I. Capitalisme surf and turf
(Sur « Les maîtres du monde sont des gens » + « Les naufrageurs »)
Gros plaisir, l’installation est intitulée « Les maîtres du monde sont des gens », et c’est écrit en lettres attachées et en rose et en néon, peut-être parce que DE DIRE ÇA COMME ÇA, qu’il y a des maîtres du monde, que les maîtres sont des gens, qu’il y a du monde qui fait le monde, ça flashe et ça explose la tête de vérité, parce que ça parle à raz de terre et en plein vol de cette vie qui galère, qui nous galère, dans laquelle on galère et dans laquelle on rage et dans laquelle on espère et dans laquelle ce qui pourrait arriver n’arrive pas. Clément de Gaulejac canalise ce riff existentiel, et sous ce titre-flèche nous invite à jouer de nos affects politiques avec une version dernier cri des tentures de l’Apocalypse, où la Galerie de l’UQO serait le Château d’Angers, et où ce qui serait syntonisé par Nostradamus-moqueur est l’engloutissement de la civilisation occidentale dans les eaux sales, sales, sales de la fin du capitalisme. D’où peut-être le titre de la fresque qui fait le cœur de l’expo : « Eaux profondes, bains brefs ».
Clément voit loin, esquissant avec cette installation un move fils-de-Zébédée la coche mystique en moins, très comic book et légèrement dalinien, Clément qui bouge tout le temps et tu-ne-le-vois-pas venir – il est là, il est aussi ailleurs, et c’est fait de souffle, et ça vit, et c’est politique.
Occidental, mot lâché, mot obligatoire, mot de cerveau, mauvaise blague, gros moteur qui carbure au kérosène, saint Plastique – avec sa drôle de longue-vue qui met en scène le temps de notre temps, Clément nous convie à défiler au milieu d’une ribambelle tragi-comique :
les Titans que les Grecs regardaient faire et défaire leur monde, stupéfaits au spectacle de leurs débordements variés, de leurs abus ricaneurs et de leurs tourments d’enfants terribles;
le bon vieux déluge biblique (ou : la punition divine par l’eau), où les survivants sont ceux qui se préparent au pire et qui en ont les moyens et qui voguent allègrement avec la gravité que leur inspire leur bon droit de tout rafler sur les eaux agitées par leur œuvre de destruction et de pillage;
les fontaines capiteuses et capricieuses de la Renaissance qui nous proposent des personnages grotesques et beaux à la suture aquatique de la nature et de la culture;
les images hyperréelles et ultra slick de yachts de milliardaires dans les baies polluées des villes à gogo du grand monde champagne-et-cocaïne et des paquebots de touristes quatorze étages échoués dans les eaux bleues de la Méditerranée le ventre plein de gastronomie industrielle…
C’est ça, un grand format, le délire matériel en grand, grand, grand format, dans ta gueule, et ça part dans le courant, et les barrages cèdent, et les morceaux se détachent, et les riches ont un fun noir sur leurs gros bateaux, ils ne se reconnaissent plus eux-mêmes, ça brasse dans tous les sens, c’est comme un trip chimique, on rit, on pleure, on s’accroche à ce qu’on peut, on ne sait plus où prendre pied dans l’opérette de la fin du monde, et c’est quand même drôle, et c’est quand même beau, et qu’est-ce que tu veux qu’on fasse.
*
Il y a de l’écho entre « Les maîtres du monde sont des gens » et « Les Naufrageurs », cette expo politique pour enfants produite par le centre VOX qui s’est baladée dans la province of Quebec jusque dans les contrées minières de l’Abitibi. On y rencontre des CYCLOPES qui tirent le pétrole de la terre et transportent l’électricité à travers les montagnes, qui opèrent fly-in et fly-out sous les spots qui balayent sans relâche les territoires indéfinis soumis à l’exploitation. On y rencontre aussi les NAUFRAGEURS, les pauvres gens qui vivent sur les côtes et qui voient les empires empirer dans les brumes de leur quotidien décharné, et qui, comme les paysans allemands de Marx qui pouvaient cueillir le bois mort dans les forets des grands propriétaires, avaient droit au butin que transportaient les navires qui s’échouaient sur leurs rivages. Les naufrageurs, cueilleurs de restes, ce sont encore les migrants, qui errent sur la terre, qui cherchent à vivre des miettes du potlatch de la Babel pétrochimique appelée modernité, qu’ils ne peuvent qu’observer au loin et qui les observe, et qui les menace, et ils méditent dans l’œil du phare cette idée qu’ont les gens qui sont les maîtres qui veut que « nous ne pourrions pas tous vivre mieux ».
Et on en a plein les bottes, ça déborde, ça glougloute, l’eau monte tabarnaque – même haut sur le continent, même pour les petits riverains oubliés dans leurs petits chateaux de plastique secs, je te le jure j’ai tout le temps envie de pisser, le bruit de l’eau qui coule ça me prend aux viscères, et les maisons prennent l’eau, les meubles et les tapis et les murs de gypse s’imbibent, les bungalows partent dans le courant de l’eau des barrages qui ont cédé sur terres ancestrales – la moutarde ne nous monte pas au nez, mais l’eau nous monte dans les culottes, et les puissants sont fous, fous de joie, fous de pouvoir, fous de la mer, ils portent des caravelles sur la tête, ils rêvent dans un sillage géant qui ne laisse pas de traces, qui serait à leur propre gloire : la mer, la conquête de la mer, les bateaux des riches sont toujours des bateaux de guerre, ah ah ah c’est drôle, on va mettre un gros bateau sur la tête de Marie-Antoinette, et elle, il paraît qu’elle est bien contente, ça rit, on la regarde, et les coffres sont pleins, la dette gonfle comme les eaux, et les monarques sont des pirates, et la mer est lisse, lisse, lisse et le pillage éternel, et vogue la galère, et ça brasse fort, et on commence à être pas mal trempes.
II. Comme des moutons sur la mer effective de la révolte
(Sur les affiches politiques)
Pendant ce temps, sur terre, à travers les consistances striées de nos espaces-temps gorgés de contradictions, d’ambivalences, de faux-semblants et de certitudes complètement inopérantes, circulent des images-textes, de mains en mains, d’yeux en bouches et de bouche à oreille, comme des lueurs clignotantes dans les sphères sensibles et volatiles de l’intéressement, dans les volumes d’être collectifs, en bouffée, affichage sauvage, les affiches de Clément, qui contiennent, malgré elles, malgré Clément mais pas sans lui, quelque chose de la trame qui se tricote dans notre réalité politique, des affiches qui passent de la petite alcôve du dessinateur en situation, en rage, en espoir, des idées qui s’évadent, qui prennent le mouvement, qui expérimentent le mouvement du mouvement, qui passent d’un état à l’autre, de l’état d’image à l’état de figure : les affiches de Clément deviennent des objets magiques, elles opèrent selon un mouvement propre, imprévisible, elles se joignent à la grève étudiante de 2012, elle se faufilent dans la campagne électorale de 2018, elles sévissent au sein des récentes manifs aux couleurs d’Extinction Rébellion.
Il y a un éthos de résistance sur lequel Clément est branché et qui fait de sa table à dessin électronique une plate-forme confidentielle de métabolisation de la vie politique, ici maintenant. L’artiste-agent-politique a un modus operandi franchement idiot, parfaitement DIY, totalement terrestre et sans arrière-pensée (et tout cela est délicieux) : il crée des affiches, il les imprime, il les distribue dans la rue. Geste franc, immédiat, spontané, matière tendre d’une colère à partager, un affect qui se cherche de la compagnie, une réaction vive et gratuite sous les météores médiatiques et politiques, de cette pluie d’injures et d’insultes qui vient d’en haut et qui nous tient en alerte, quelque chose qui n’attend pas de réponse mais à laquelle on répond quand même. Les images sont une adresse au pouvoir (yo : je te vois – je te tourne en bourrique – je ne suis pas dupe de ton petit jeu – je te fais sourire quand même – je fais des jeux de mots – on sait ce qu’on veut et on le veut – et c’est pas parce qu’on rit que c’est drôle) : du bas vers le haut, une sorte de concentré homéopathique de la puissance anonyme des assemblages humains dans les rues. Arte povera, c’est à pleurer, on ne sait trop de quoi.
Il y va d’un travail du don, don-contre-don, où à fonds perdu on se partage des matériaux hétéroclites pour l’invention urgente et espérante d’un imaginaire politique qui puisse se mêler aux colles et aux goudrons de la suture matérielle-symbolique du techno-capitalisme caniculaire dans lequel nous sommes mentalement coincés. Les gens s’approprient les images, les portent en étendard, les reproduisent à la main, cartons et feutres, avec des photocopieurs, sur du drap, scotch tape, gouache, les mitaines, les tuques, les camarades, le trajet de la manif, et cela essaime – l’image devient redondante, elle se répète, elle se démultiplie, elle creuse un sillon sémiologique, elle dissémine, insémine, scande, casse d’incassables noix, et ce, imperceptiblement, comme si de rien n’était – merci – de rien.
L’œuvre, ce n’est pas le dessin, l’image-texte, le jeu de mots, le petit côté clever de Clément, post-Sol-Marc-Favreau et sans scrupules, à la fois grand-papa et petit punk, même si, même si, même si. L’œuvre, elle est dans son appropriation politique, la mise en mouvement des images, qui sautent comme des moutons sur la mer effective de la révolte. Cela essaime et fait figure, figure d’une pensée, figure d’un mouvement, figure de l’esprit politique qui anime ce qui par cette magie fait collectif.
On peut appeler les affiches de Clément, comme le fait notre beau Walter Benjamin, « images dialectiques ». Elles sont par nature non-alignées, et c’est la première et la seule véritable politique de cette œuvre. Elles proposent une fine description artisanale d’une situation partagée, qui met en tension des contractions, qui cristallise une difficulté commune, des faits qui sont devenus fous et qui sont des faits quand même, qui expriment la difficulté, la radicalité et l’absurdité de la galère sur laquelle nous dérivons. Par le blocage mental (mindfuck) que contient l’image, le jugement est d’une certaine manière suspendu, et s’ouvre pour nous dans ce petit sabotage du sens un chemin à emprunter, à rêver, qui file quelque part entre une grande tendresse pour un monde malgré tout partagé et la dénonciation exubérante de la connerie humaine, et on ne boude pas son plaisir esthétique.
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Le travail de Clément, sous le signe du MINDFUCK, invite à prendre du recul distance face à ce que nous sommes, ce qui nous a faits, devant la seule chose que nous connaissons, qui nous constitue de part en part : « fuck nous », « national geografuck » – cela creuse une sorte d’écart critique au cœur de la pensée et du rapport au monde, un écart où peut grandir quelque chose de désirable, de digne, de vivant.
Montréal et La Pêche, août 2019