Christine Major, Angèle Verret : « Quand voir, c’est perdre »

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« Bien sûr, l’expérience familière de ce que nous voyons semble le plus souvent donner lieu à un avoir : en voyant quelque chose, nous avons en général l’impression de gagner quelque chose. Mais la modalité du visible devient inéluctable — c’est-à-dire vouée à une question d’être — quand voir, c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe, autrement dit : quand voir, c’est perdre. Tout est là », affirme d’entrée de jeu Georges Didi-Huberman dans Ce que nous voyons, ce qui nous regarde (1992). C’est donc dire que l’inéluctabilité de la modalité du visible, non seulement ne satisfait jamais le désir de pénétrer ce qui nous est donné à voir, mais déçoit continuellement la volonté du voir et du vouloir comprendre. L’inéluctabilité de la modalité du visible nous laisse implacablement en état de manque : l’image — substrat du vi sible —, plus on s’enfonce en elle et moins elle se livre. L’image, et à plus forte raison l’image peinte, plus on s’en approche, plus on brûle de la toucher, plus manifeste encore se fera sentir son envie de fuir. L’image — toutes les images — ne défilent pas devant nous mais elles se défilent, s’esquivent sans cesse, telles d’insolubles et frustrantes énigmes.

Quand on réfléchit au mode d’appréhension ou à la bonne disposition mentale qu’il convient d’adopter en fonction de chaque type d’image, il est inutile de s’en remettre à notre connaissance passée des images. Le recours à une quelconque forme d’iconologie personnelle mise en mémoire au fil des ans n’a guère d’utilité car chaque image dicte son régime, impose sa modalité, réclame son lien propre. Elle en est jalouse même. L’exclusivité de l’image exige qu’on libère nos têtes des images stockées avant d’envisager un nouvelle relation. C’est sous cette condition que l’image feint de ne vivre que pour nous, de n’exister que pour nous en donner à voir; bien qu’en réalité elle se refuse, ne se laisse jamais prendre totalement, n’accepte pas qu’on la décrypte facilement. Il ne s’agit donc pas tant de chercher la façon d’apprivoiser ce qui s’offre au regard afin d’en tirer un égoïste profit — ce qu’est l’illusion de l’avoir, fournie par la délectation esthétique —, que de se laisser trouver par l’image avec laquelle on ruse, de s’abandonner à son jeu, de se laisser duper par sa prétendue générosité et se retrouver, à l’issue de ce déconcertant face-à-face, étonnamment dépossédé de ce que l’on croyait avoir conquis : une fausse victoire de plus sur le visible.

Angèle Verret et Chistine Major ont exposé toutes deux leurs travaux à Montréal au début de l’automne 2003(1) et dans les deux cas ces travaux mettent à rude épreuve nos connaissances sur l’image et sur ce qui la voit naître. Mis à part le fait que les œuvres de ces deux artistes réfèrent explicitement à l’image photographique — les tableaux d’Angèle Verret simulent des bougés photographiques, des effets d’émulsions chimiques, des vues aériennes de la terre prises au radar, alors que les tableaux de Christine Major découlent de l’image photographique et en extrapolent les propriétés chromatiques et spatiales —, il n’y a, à vrai dire, que très peu de points communs entre ces deux peintres. Sinon qu’elles entretiennent depuis plusieurs années déjà un fécond dialogue avec l’œuvre écrite de l’historien de l’art français Georges Didi-Huberman. Dans un cas comme dans l’autre, la présence de Didi-Huberman se fait sentir et se laisse deviner dans leurs tableaux, par touches légères et subtils renvois. C’est en amoureux de l’image peinte que Didi-Huberman les accompagne, d’un silence parlant, dans leurs ateliers respectifs.

Ouverture et jaillissement

« Je n’ai pas l’impression de réellement lire G.D.-H., je le feuillette plutôt et j’aime le jaillissement de ses mots, de ses idées, sa manière de nommer, d’organiser sans entraves, de laisser la pensée ouverte », me confie Angèle Verret dans la lettre qui accompagne le matériel visuel de ce portfolio. Je le« feuillette plutôt », écrit-elle, pour bien marquer qu’en réponse à une pensée ouverte on ne peut qu’opter pour un mode de consultation tout aussi ouvert et perméable. J’aime le« jaillissement de ses mots », poursuit-elle. Jaillissement et ouverture, voilà deux vocables qui se réfléchissent mutuellement dans sa propre méthode de travail. On dit d’Angèle Verret qu’elle est peintre mais, en réalité, il faudrait inventer une nouvelle catégorie de profession pour qualifier son travail et son attitude face à la création. Angèle Verret manipule des écrans dans l’espace et les recouvre à l’aide d’une raclette de dizaines de couches liquides et faiblement colorées. Le temps de fabrication de l’image est un temps constitué d’une sédimentation de voiles diaphanes, un temps de disponibilité et d’écoute à ce qui se passe autour et au-dessus de l’écran-matrice d’accueil qu’elle soulève et rabaisse à répétition, comme pour chercher l’angle exact de fixation de l’imprévisible. Car le moindre événement qui se produit à proximité de son dispositif de création — qu’il s’agisse d’un cheveu qui tombe, d’une poussière qui se cristallise au contact de la surface aqueuse, d’un changement de température subit —, vient s’inscrire pour toujours ou pour être aussitôt annulé, ou mieux, tout simplement atténué par l’artiste.

C’est donc en exerçant une sélection sur ce qui jaillit, ou plutôt en discriminant avec soin, inexorablement et successivement, tout au cours du processus d’impression, couches après couches, que se crée le tableau, qu’advient l’image. Mais pas n’importe quelle image. L’image issue de ce processus ritualisé de fixation est une image parfaitement acclimatée à son environnement physique et aux infimes événements qu’il renferme. Par conséquent, l’image témoigne de ce qui s’est passé lors de sa lente constitution, elle est photosensible, au sens propre du terme, c’est-à-dire sensible à la lumière ambiante et à la constellation d’atomes corpusculaires qui la traverse. On disait, à l’époque où les photographes développaient eux-mêmes leurs photographies dans des chambres noires, que le papier exposé malencontreusement à la lumière du jour était voilé. Les images peintes d’Angèle Verret sont des images intentionnellement voilées.

Le résultat obtenu par ce processus de sédimentation est particulièrement riche en textures, reliefs, accidents, intensités lumineuses, granulations épidermiques, références géographiques et allusions à des photos ratées. Pourtant, cette effusion de qualités visuelles, tactiles et référentielles reste une preuve éclatante que voir c’est perdre. En effet, lorsque l’on poursuit son investigation de ces surfaces, d’une sensibilité à fleur de peau, la petite tête chercheuse que l’on est devenu en s’approchant de près, puis de plus près encore, scrutant avec fébrilité le détail qui nous échappait l’instant d’avant, puis revenant à nouveau en arrière pour le situer dans son univers (le détail toujours) et briser son isolement, que découvre-t-elle au juste, la tête chercheuse qui désespère de trouver l’unité du tableau? Que ce qui nous est permis de voir n’est rien en comparaison de tout ce qui a été oblitéré, renié, perdu... à jamais. En cela, l’image qui nous est donnée à voir dissimule davantage qu’elle ne révèle. Elle nous invite à nous comporter en acteurs au sein de la dramaturgie de la perte qui se joue chaque fois que l’on cherche à voir avec avidité.

Phasmes

Il y a certains mots qui sont désormais associés à la langue poétique de Didi-Huberman. Ils lui appartiennent. On pourrait dire qu’il jouit d’un droit de propriété morale sur eux tellement il s’y est arrêté, les a médités et bouleversés, dans tous les sens. Les mots ne servent pas qu’à nommer et désigner les choses pour qu’elles existent, comme les « choses apparaissantes », celles que Didi-Huberman affectionne entre toutes, ils sont les points d’éclosion de la pensée se déployant. Il en est ainsi du mot « phasme », chose ou phénomène fascinant sur lequel s’est penché Didi-Huberman et point d’appui d’une série de tableaux de Christine Major. L’artiste a poussé son intérêt pour les phasmes (du grec « phasma », qui veut dire fantôme, si j’en crois mon dictionnaire) jusqu’à se rendre au Jardin des Plantes de Paris pour les identifier et tenter de fixer sur sa pellicule ces formes de vie situées à mi-chemin entre monde végétal et animal. Prouver par la suite qu’ils étaient bel et bien là en les transposant sur la toile, qu’il suffit de les identifier pour qu’ils apparaissent, comme s’ils étaient représentés en creux par le travail de l’imagination, logés confortablement dans la fibre de coton, tel était le défi que Christine Major entendait relever. Croire qu’ils sont là, les phasmes, sans les voir vraiment, sans même les sentir, c’est faire confiance à la présence- absence sensible des choses, c’est se placer dans une bonne (dis)position afin qu’apparaisse leur paradoxale splendeur : « Un paradoxe va éclore, parce que l’apparaissant se voue, dans l’instant même où il s’ouvre au monde visible, à quelque chose comme une dissimulation », écrit Georges Didi-Huberman dans Le paradoxe du phasme (1989).

Christine Major a vu dans la réflexion sur le phasme de Didi-Huberman, une créature qui se dissimule dans les viviers et ne se fond pas au décor comme elle est et fait le décor et son fond, une similitude avec la situation de l’artiste vivant en symbiose dans le cocon de son atelier. Selon cette conception, l’artiste n’est pas un animal se débattant avec son art dans l’atelier mais artiste et atelier forment une même et indiscernable bête, une bête non pas maintenue en captivité mais captive de la situation globale dans laquelle l’acte de création prend forme et donne lieu à ce que l’on appelle encore de l’art : « Tel est le phasme, qui n’est pourtant pas un fantôme. Regardant son décor, le “fond” vide d’animal, j’ai dû comprendre à un moment — moment où l’incertitude s’effondra, mais avec elle toute certitude aussi — que la vie de cet animal, le phasme, était ce décor et ce fond mêmes. J’ai peine à m’expliquer. D’habitude, lorsqu’on te dit qu’il y a quelque chose à voir et que tu ne vois rien, alors tu t’approches : tu imagines que ce qu’il faut voir est un détail inaperçu de ton propre paysage visuel. Voir les phasmes apparaître exigea le contraire : dé-focaliser, s’éloigner un peu, se livrer à une visibilité flottante, voilà ce que j’ai dû faire à peu près par hasard, ou d’un mouvement anticipant la peur. Mais les deux pas de recul me placèrent d’un coup devant l’évidence effrayante que la petite forêt du vivarium était elle-même l’animal censé s’y cacher », et de poursuivre Didi-Huberman un peu plus loin dans le même texte, « Le phasme a fait de son propre corps le décor où il se cache, en incorporant ce décor où il naît. »

Dans son exposition, justement intitulée La disposition, Christine Major a réuni une série de tableaux où des scènes du Jardin des Plantes de Paris convergent vers une vue d’atelier. Les gardiens du Vivarium à leur pause, d’hypothétiques ou réels phasmes à ailes roses, un phasme bleu, la fosse de l’ours, sont autant de sujets peints qui peuvent être vus comme des métaphores éloignées de l’artiste incorporée à l’environnement de son atelier et affairée à sa tâche. Ce sont, d’une certaine manière, des autoportraits dans lesquels l’artiste fait corps avec ce qui l’entoure et l’enserre. Toutefois, c’est le tableau intitulé Rencontre (2003) qui assure le relais entre les scènes extraites du Jardin des Plantes et la vue d’atelier. Le tableau en question représente un enfant qui regarde un oiseau à travers le grillage d’une cage. L’œil de l’enfant croise celui de l’oiseau, l’un et l’autre cherchant en quelque sorte le point de contact qui ferait éclater le désir de voir plus près. Ce tableau se présente comme une synthèse des limites du voir et de la subjectivité que l’on prête à la chose vue. Vient en effet un seuil où le détail que l’on cherche à voir de plus près s’évanouit et ne renaît pas, ce qui, dans le cas contraire, aurait pour effet de nous faire traverser de l’autre côté de l’écran, nous récompenserait pour l’effort du voir déployé et nous procurerait ainsi l’avoir dont il a été question plus tôt. Le seuil sur lequel on reste nous renvoie plutôt à un moment de vive tension dans lequel une lutte à ne pas finir s’engage entre le regardant et le regardé puisque ni l’enfant ni l’oiseau ne parvient à quitter le champ de l’œil de l’autre. Ils sont tous deux pris à leur propre piège car lâcher prise ce serait reconnaître, une fois de plus, que voir c’est perdre.

 

1. Christine Major, La disposition, Galerie d’art d’Outremont, 4-28 septembre 2003. Angèle Verret, Coïncidence, Centre d’exposition Plein Sud Longueuil, 13 septembre — 26 octobre 2003; ... au lieu..., Galerie B-312, Montréal, 5 septembre — 11 octobre 2003.