À l’automne 1989, j’avais 13 ans et j’étais en secondaire 2. J’avais identifié et rejoint mon groupe d’affinités – fondamentalement lié par la musique écoutée par ses membres – à la polyvalente que je fréquentais. Nous avions tous la même coupe de cheveux (un classique de région qui porte le nom de la ville-centre de la Montérégie), les mêmes souliers (Daoust 301), jeans délavés et t-shirts noirs à l’effigie de groupes metal. Nous étions les poils (prononcé vernaculairement), les métalleux.
À cette époque, bien peu parmi nous – et certainement pas nos parents – auraient pu prédire que certains des groupes metal que nous écoutions allaient marquer l’histoire de la musique populaire et passer dans la culture mainstream grâce au tube planétaire Enter Sandman de Metallica en 1991. Si aucune autre groupe metal, depuis, n’a pu approcher le succès remporté par Metallica (peut-être Ozzy Osbourne et Marilyn Manson ont-il aussi connu cette popularité grand public[i]), l’imaginaire visuel des groupes de ma jeunesse fait désormais partie des collections mode des H&M de ce monde et est arboré par des célébrités sur les tapis rouges. Têtes de morts, corps démembrés, iconographie satanique, violence armée : les t-shirts marginaux de mon clan d’amis sont aujourd’hui portés par Miley Cyrus et consorts.
L’époque actuelle est à la récupération nostalgique et kitsch, certes, et le metal des grandes années (de 1983 à 1991, s’entendent les premières générations de métalleux) représente une inspiration visuelle fertile et percutante. J’en suis pourtant moins étonné aujourd’hui que frappé par le souvenir de ce que pouvait concrètement représenter le fait de nous vêtir de cette griffe : je pense à des remarques méprisantes faites par certains professeurs, qui m’ont valu des retenues injustifiées pour ma seule adhésion à cette culture, et par des membres de la famille, à commencer par ma mère qui m’interdisait le port de certains vêtements. J’eus beau arguer de toute la conviction de mes treize ans que l’image, certes violente, sur la patch de Sepultura que je voulais qu’elle couse sur mon manteau de jeans était une critique du narcotrafic, rien n’y fit. L’iconographie en soi (un crâne défoncé par des barbelés) méritait une fin de non-recevoir.
Or voici qu’à l’automne 1989, j’ai subi l’incompréhension de mon propre groupe d’amis, en raison de ma nouvelle fascination pour un groupe jonquiérois dont les compositions metal étaient mâtinées d’influences qui nous étaient encore inconnues : Voïvod.
Univers total du post-apocalyptique
À l’intérieur de la culture metal, elle-même une sous-culture du rock, Voïvod occupe une place à part. Citée comme influence par plusieurs groupes et musiciens influents (Metallica, Tool, Faith No More), la formation qui a vu le jour en 1983 s’est également distinguée par son iconographie, qui est devenue l’une des marques de commerce metal les plus aisément reconnaissables. Il faut rappeler qu’à partir de la fin des années 1970, de nombreux groupes de la New Wave of British Heavy Metal (Motörhead, Judas Priest, Diamond Head, Iron Maiden), puis ceux de la vague américaine – et essentiellement, à l’exception d’Anthrax, californienne (Metallica, Megadeth, Slayer, Exodus, Testament) – avaient développé des esthétiques visuelles complètes, qui comprenaient un logo du groupe, des éléments iconographiques récurrents sur scène et dans les albums et, très souvent, un personnage mascotte.
Michel Langevin, dit Away au sein de Voïvod qui, à sa formation, comptait aussi Piggy, Blacky et Snake, avait ces systèmes visuels bien en tête lorsqu’il s’est appliqué à créer une image pour son groupe. La notion de groupe, de communauté revêt par ailleurs une importance dans l’univers metal. Dans un article intitulé « Le metal : une culture de l’ubris » où le metal est envisagé comme une contre-culture, Alexis Mombelet souligne que celui-ci est indissociable d’une idéologie de l’excès – tant sonore que dans les comportements de ses adhérents, par leurs pratiques ritualisées de headbanging et de mosh pit, notamment. L’iconographie propre au genre n’est pas en reste selon le sociologue, affirmant que l’excès se manifeste également « sur le plan langagier et plus largement au regard des imaginaires mobilisés[ii] », lesquels réfèrent très souvent à des interdits sociaux ou moraux. Tous ces éléments concourent à la construction de l’ubris, à une démesure qui tend vers une finalité totale, fusse-t-elle celle de la destruction complète de l’ordre du monde par ceux qui le remettent en cause : « Autant de débridements spécifiques qui s’inscrivent dans une recherche de vertige et qui confortent un sentiment communautaire. »
Away élabore la mythologie visuelle de son groupe à partir d’un personnage central, Voïvod, dernier guerrier sur la planète Morgoth, où règne une désolation post-apocalyptique. Il plane une atmosphère mélancolique autour de Voïvod, sorte de petit prince paré d’armes plutôt que de candeur. Mélancolique, le personnage Voïvod ? « C’est en lien avec la destruction de la planète. C’est une lourdeur, une tristesse qui est liée au monde moderne, du temps de la Guerre froide. C’est imprégné de la Guerre froide. Et le trip No future venait avec ça. C’est une vision du futur que j’avais avec mes connaissances du début des années 1980, de jeune adulte. C’est une dystopie que j’ai conservée dans le visuel et dans la musique. »
À ce titre, le personnage d’Away, rebaptisé Korgüll à partir de 1986, préfigure les figures solitaires cyberpunk des films Mad Max et Blade Runner. Quant à l’environnement dévasté, Away se rappelle le documentaire Si cette planète vous tient à cœur (produit par l’ONF et oscarisé en 1982) dans lequel la menace éminente de prolifération des armes nucléaires donnait lieu à des scènes qui l’ont marqué. Mais pour ses premiers dessins, c’est le visuel des jeux Donjons et Dragons, le travail bédéistique de Gotlib et plus encore les illustrations de la revue Métal hurlant qui l’inspirent le plus. Chez cette dernière, les œuvres de Philippe Drouillet sont décisives et inspirent les premières bandes dessinées qu’Away peaufine autour de son personnage naissant – et toujours orphelin de sa bande. « C’est avec tout ça que mon style passe de Donjons et Dragons à heavy metal. Puis, évidemment, en 1980, arrive le premier Iron Maiden. C’est la première fois que j’ai réalisé que tu pouvais illustrer quelque chose, faire acheter le produit sans que tu l’écoutes. J’ai pris l’album et je me suis dit : ça, c’est mon band préféré de tous les temps et je ne sais même pas comment ça sonne. Je suis arrivé chez nous et effectivement c’était mon band préféré. […] Ma première pochette est directement influencée par Eddy, la mascotte d’Iron Maiden, je ne m’en cachais même pas. » Par ailleurs, le musicien Dave Grohl raconte dans des termes très similaires sa rencontre avec Voïvod : « Pour moi, Voïvod, c’était vraiment l’image sur la couverture de Rrröööaaarrr qui montre un genre de tank futuriste et apocalyptique; peu importe ce que c’était, pour moi ça représentait le son du groupe, qui sonnait comme un rouleau compresseur.[iii] »
Away réalise à l’acrylique – un travail qui lui prendra des mois – la toile qui orne la couverture du premier album de Voïvod, War and Pain, depuis longtemps devenu culte. À ce sujet, une anecdote amusante : « Quand les gens de Metal Blade [le label qui représente alors Voïvod] ont su que le batteur ferait la peinture de la couverture, ils étaient vraiment nerveux. » Une fois la toile reçue par la poste par les responsables du label, leur perplexité se dissipe toutefois. Conçue, selon son auteur, « sans aucune technique, presque outsider, sans point de fuite », l’œuvre n’en représente pas moins la pierre d’assise de son style. Les plans sont frontaux, écrasés, et des aplats de couleurs sombres maquillent toute la surface des arrière-plans. L’étudiant en génie civil qu’il était à l’époque possède des affinités plus nettes avec le dessin technique qu’avec les arts visuels proprement dits. La rigueur mécanique, voire figée, de son travail convient parfaitement à l’esthétique de série B qu’il développe : l’ambition n’est pas d’obtenir une reconnaissance des milieux artistiques hi-brow, mais de construire un monde qui invitera l’auditeur à en suivre l’évolution d’albums en albums.
De la mécanique au cybernétique
La calligraphie d’Away retient également l’attention. Elle aussi doit beaucoup à Drouillet : « Dans le magazine Métal hurlant, qui est devenu Heavy Metal après, Philippe Drouillet et les autres faisaient leur propre lettrage. Moi je voulais d’abord faire des bandes dessinées, c’est comme ça que j’ai créé le personnage de Voïvod. Le monde de Morgoth, c’était avant le groupe, je voulais faire des bandes dessinées pour Heavy Metal. Mais j’ai vraiment de la misère à me rappeler d’où ma calligraphie vient exactement. À un moment est venu le mouvement crust en Angleterre avec les groupes Amebix et Icons of Filth, et nos calligraphies avaient des similitudes. Ça m’a peut-être un peu orienté mais j’étais déjà en train de faire ça. On a tous l’impression que tout s’est développé en même temps, que l’un a influencé l’autre, mais l’influence commune de départ n’est vraiment pas évidente, à part peut-être celle de Gary Panter, l’illustrateur underground de San Francisco des années 1970. Lui, on peut dire qu’il a influencé tout le monde. C’est un des premiers illustrateurs en noir et blanc, punk, outsider. »
La calligraphie d’Away est à ce point régulière qu’elle compose ni plus ni moins une typographie. La graphie du texte des chansons et des informations contenues dans les pochettes d’album est réalisée à la main, puis à la souris à partir de Nothingface en 1989. Puis, à la faveur du projet Probot (2004) de Dave Grohl (Nirvana, Foo Fighters) dont Away a réalisé le visuel, sa calligraphie a été convertie en police numérique, sensiblement plus arrondie, plus souple. Du passage de la peinture au dessin numérique, on remarque ainsi, progressivement et paradoxalement, l’apparition d’un geste plus organique dans le dessin d’Away : du dessin à l’équerre de départ à l’iconographie actuelle, les courbes se sont substituées aux angles et aux lignes droites.
La période 1989-1992, celles des premières réalisations graphiques par ordinateur pour Nothingface, Angel Rat (1991) et The Best of Voïvod (1992), est particulièrement intéressante en ce qu’elle témoigne de la précocité d’Away à utiliser l’ordinateur pour créer des images à partir de 1987 – Dimension Hatröss (1987) est le dernier album illustré à la peinture, au airbrush en l’occurrence. Le Commodore Amiga utilisé par Away ne propose toutefois que peu de couleurs et un minimum de résolution : « Pour Nothingface, j’ai opté pour seize couleurs qui me permettaient de faire des dégradés, avec une résolution qui n’était pas trop pixélisée. » Avait-il rencontré d’autres artistes qui utilisaient la même technique? Il semble que non. « Même dans le metal il n’y en avait pas. Du artwork comme ça, en 1989, je n’en voyais pas. Je l’ai fait par nécessité, pour accélérer le processus. » Or, tous ses dessins sont faits à la souris et la loupe du logiciel permet de magnifier les images pour en préciser obsessivement les détails, ce qui en définitive représente un investissement de temps à peine plus rentable qu’à l’époque où il peignait.
Away remédie à la forte pixellisation des illustrations de cette époque à partir de The Outer Limits (1993), dont la pochette contient des dessins destinés à être regardés en 3D, lunettes vintage aux verres bleu et rouge fournies, tandis qu’à à partir de Negatron (1995) et Phobos (1997) on découvre une manière sensiblement rapprochée de celle d’aujourd’hui. C’est peut-être avec Probot (2004) que les possibilités des tablettes numériques permettent à Away de donner à son trait immédiatement reconnaissable une gestualité nouvelle et une indéniable saveur pop. Les couleurs vives, leurs dégradés nuancés et les perspectives confèrent au personnage et aux lieux une vigueur attrayante comme jamais auparavant.
Trente-cinq ans après War and Pain et à l’aube de la parution de The Wake (septembre 2018), quatorzième album studio du groupe, le travail iconographique d’Away est passé, comme celui promu par Slayer, Napalm Death, Dark Throne, Slipknot et tant d’autres groupes metal dits extrêmes, du evil au cool. Des millions de jeunes arborent des t-shirts, souvent contre-fabriqués, de groupes dont ils ignorent l’existence et on retrouve également des t-shirts qui parodient l’iconographie metal, alliant sur le mode ironique un crâne de bouc sur fond de pentagramme avec le nom de Céline Dion, par exemple. On peut certainement mettre en doute que cette tendance mode, comme toutes les tendances mode, perdurera. En revanche, la communauté metal, elle, reste fermement soudée, et le t-shirt metal demeure l’élément vestimentaire clé de la vaste majorité des groupes du genre, qui s’échangent de la visibilité mais surtout valident la pertinence visuelle des groupes auquel il est rendu ainsi hommage. Dans le cas d’Away, son travail fait l’objet de commandes régulières, mais sa production dépasse le cadre de l’illustration d’albums de musique et fait l’objet d’expositions et de publications. On pourra même retrouver son travail dans le prochain recueil de poésie, Trust, de l’auteur Pierre Labrie (à paraître en septembre 2018 aux éditions Espoir en canne).
Les dessins d’Away accompagnent ma vie depuis l’adolescence. Posters et découpures de revues ont orné ma chambre chez mes parents, les murs de mes premiers appartements, jusqu’à mon frigo actuel et les rayons de ma discothèque, il va de soi. Aurais-je pu prédire que l’album Nothingface et ses images qui m’ont tant fasciné traverseraient les époques de ma vie ? Je jure que oui. Non seulement la persistance d’Away dans la culture metal m’aura-t-elle donné raison, mais son impact mondial sur celle-ci est injustement négligé.
Peut-être ma sensibilité est-elle trop exacerbée et biaisée par l’intensité de ma rencontre adolescente avec une musique qui allait changer ma vie – un urbis qui agit tout à fait comme l’entendait Mombelet dans son article précité. Je n’hésite cependant pas à hisser l’iconographie d’Away au panthéon des images les plus marquantes du rock. Sans pouvoir prétendre qu’il puisse se mesurer à la fortune du Tongue and Lips des Rolling Stones, de la pochette du premier disque des Sex Pistols ou du logo d’AC/DC, la contribution d’Away figure parmi les éléments décisifs qui ont donné à la culture metal son impensable visibilité actuelle.
[i] J’écarte à dessein les groupes de hard rock extrêmement populaires (AC/DC, Def Leppard, Van Halen, Scorpions, Aerosmith, Guns N’ Roses, Bon Jovi, etc.) dont l’esthétique visuelle n’entretient pas de connivence directe avec celle des groupes metal dont il est ici question.
[ii] Dans Christophe Bourseiller et Olivier Penot-Lacassagne, Contre-cultures!, Paris, CNRS Éditions, 2013.
[iii] Dans un entretien de 2008, disponible au www.youtube.com/watch?v=yDYU-rnBo_U [notre traduction].