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Sur les flots bleus » des univers quotidiens que l’on traverse de jour comme de nuit, la question qui a peut-être encore un sens est celle affligeante que Debord a énoncée par bravade il y a déjà longtemps : « Qu’est-ce qui ne serait pas du temps perdu ? » La question est radicale en ce qu’elle fait état du capital qui a investi toutes les sphères de l’activité humaine, même les plus intimes. Il faut toutefois insister sur sa radicalité en la détournant de son sens strictement économique et politique. La question doit être prise dans l’absolu pour nous apparaître insensée, car c’est là qu’elle parvient à nous fait comprendre que nous sommes bornés à la fois par le rêve de perdre son temps et par l’effort de ne plus se sentir coupable lorsqu’on le perd effectivement. « Qu’est-ce qui ne serait pas du temps perdu ? » Les réponses abondent certes, mais elles sont toutes relatives. Les actes nobles, par exemple, ne donnent pas l’impression de perdre son temps : aider son prochain, militer pour une cause quelconque, s’éduquer, prendre soin de ses enfants, lire un roman, écrire un poème, visiter un musée, aller au théâtre ou au concert. Les actions critiques offrent pareillement d’excellentes justifications : blâmer les politiciens, haïr les humoristes, rédiger une lettre pour le courrier des lecteurs, ironiser à n’en plus finir, désespérer du monde. Les gestes utiles éloignent aussi du temps perdu : travailler, faire de l’argent, l’économiser, le dépenser, acheter une maison, une voiture, assurer la survie de son couple, prendre soin de sa santé. Les actions superflues, de pur luxe, peuvent enfin servir d’alibi : voyager, noter les fautes de français dans les médias, collectionner des objets rétros, manger bio, écouter Lady Gaga, faire l’amour, boire du vin, jouer au golf, lire une revue.
L’inutilité de cette énumération qui aurait pu se prolonger infiniment découle de l’évidence des réponses et de l’arbitraire de leur classement. Mais c’est justement ces dernières qui nous rendent incapables d’imaginer une seule seconde qu’on perd absolument son temps.
La question n’invite pas pourtant à retrouver le temps perdu (perd-on son temps à lire Proust ?) ou encore à le regagner en arrêtant, sur écran noir, les images aliénantes du spectacle généralisé (citer Debord pour passer le temps ?), mais à imaginer qu’on se retrouve sur une île déserte ou dans la jungle pour rejouer les tourments de la vie sociale et amoureuse à l’état fantasmé de la nature, comme dans le vieux film de Wertmüller qui a donné son titre et ses premiers mots à ce texte ou encore dans Tropical Maladyd’Apichatpong. Un tel retour est utopique, c’est-à-dire qu’il est un jeu d’espace et de traduction qui nous fait éprouver autrement le temps en brisant l’évidence des habitudes qui nous le fait perdre, exactement comme le cinéma a rompu jadis avec le mouvement sensorimoteur pour nous donner un peu de temps à l’état pur (Deleuze, autre temps perdu ?). Il ne faudrait pas confondre ici l’utopie avec l’espérance de réenchanter le monde (c’est l’admirable méprise du temps perdu de Grizzly Man qu’a bien saisie Herzog) ou d’en vaincre tous les maux, mais avec la volonté d’entreprendre une action intense dans la durée.
On présentait cet été à la Fonderie Darling l’œuvre vidéographique de Dora Garcia. L’un de ses films, The Joycean Society (2013), montrait des personnes à Zurich, pour la plupart âgées, qui se rencontrent hebdomadairement pour lire patiemment, phrase par phrase, mot à mot, Finnegans Wake. Leur première lecture a duré onze ans ; elles en sont aujourd’hui à leur troisième. Voilà donc presque trente ans qu’elles poursuivent le projet utopique de totaliser la lecture de cette œuvre, tout en sachant très bien qu’elles n’y arriveront jamais. Ce film m’a donné l’impression de me retrouver non pas sur une île déserte mais dans un monastère du Moyen Âge où des moines cherchent à faire durer la lecture d’un texte sacré pour en éprouver intensément l’éternité. Les groupes de lecture sont légion et ils ont tous leur manie. Mais la société joycienne sophistique tellement la sienne qu’elle renoue paradoxalement avec une lecture naturelle et primitive qui se ressent dans le corps. Et c’est bien pourquoi elle élève son geste insensé au sublime, car en perdant infiniment son temps, cette société d’infatigables en éprouve la raison.
Le temps parfois que l’on perd nous mène vers un destin insolite. J’imagine Spirale rivaliser avec l’utopie de la société zurichoise : depuis plus de 35 ans, le magazine court derrière la culture qui se dérobe incessamment devant lui. Ce qui ne veut pas dire que la poursuite est vaine mais simplement que la course est utopique, c’est-à-dire intense dans la durée. Voilà, à mon sens, une façon d’éprouver le temps : c’est comme sentir un éternel changement de peau, la mystérieuse mue des règnes.
Mais cela n’est que conjecture ; la question demeure…
Nouvellement à la barre de Spirale, je salue mon prédécesseur Patrick Poirier.