Ontologie

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La leçon pragmatiste est si bien assimilée aujourd’hui que nous avons rayé, comme le souhaitait Richard Rorty, l’ontologie de la liste des questions pertinentes pour comprendre la pratique de la vie. Nous n’avons jamais été aussi conscients, semble-t-il, de l’inanité d’une conception de l’Être pour saisir le lien qui unit nos actions à notre environnement. Nous agissons localement en suivant une vigilance éthique qui émane de la raison citoyenne : nul besoin d’avoir lu un ouvrage de métaphysique pour connaître les raisons qui nous incitent à manger bio, à prendre notre vélo et à établir nos occupations dans une économie de partage. Cette conception pragmatiste d’une forme de vie équitable est souhaitable et donne prise à une critique de la conception entrepreneuriale néolibérale, en évitant d’interroger l’origine de l’homme et son essence morale.

Bien avant notre époque citoyenne, le structuralisme avait délaissé la question ontologique dans la détermination de la vie pratique pour celle, plus abstraite, des structures. Aussi implacables qu’une injonction divine, les structures institutionnelles et de pouvoir étaient toutefois pensées d’une telle manière qu’elles ne laissaient aucun espoir quant en la possibilité pour l’individu de se déterminer lui-même dans ses interactions directes avec ses concitoyens. La pensée structuraliste représentait le moyen âge de l’action citoyenne. Et si elle était si forte pour révéler les bases du spectacle de la marchandise et du divertissement, elle laissait sans voix ceux qui désiraient reconnaître leur existence hors des déterminismes du pouvoir hégémonique.

En lien avec un regain marqué de l’intérêt pour la pensée de Spinoza, le structuralisme renaît de ses cendres en renouant avec l’ontologie pour faire apparaître ce qui passe sous le radar de la critique antilibérale dans l’action militante citoyenne. À la fin de La société des affects, Frédéric Lordon propose de recourir à l’ontologie des modes finis de Spinoza pour extraire la racine de l’imaginaire néolibéral :

«Dans un paralogisme typique de l’imaginaire néolibéral, la “politique citoyenne” qu’on nommerait mieux “politique de la vertu”, persiste à croire que le comportement individuel vertueux est l’affaire des individus eux-mêmes, et qu’il n’a pas d’autre détermination possible que leur vouloir souverain. Mais toute la théorie du mode fini s’oppose à cette vue et, de même qu’on pense toujours à quelque chose avec les autres et par les autres, de même l’individu humain, incapable de l’autonomie de la causalité adéquate, est toujours à quelque degré déterminé par le dehors des causes extérieures.»

L’ontologie de Spinoza est utile au structuraliste, car elle pose en principe une différence ontologique entre une «manière d’être» qui est déterminée par une cause extérieure et un être qui trouve sa cause en lui-même. La première caractérise les modes finis ; le second, la substance infinie (Dieu ou la nature). Sans entrer plus avant dans cette ontologie, Lordon en retient principalement l’idée selon laquelle l’individu est une manière d’être qui ne trouve pas en lui-même la cause qui le fait agir. L’ontologie des modes finis lui permet alors de dénoncer l’origine de l’imaginaire néolibéral de l’homme libre auteur de ses actes qui érige sa vie sur son unique volonté, comme s’il égalait la puissance d’un être qui trouverait sa cause en lui-même, tels Dieu ou la nature. Or, ce même imaginaire se trouve à la source d’un discours qui s’échine pourtant à le dénoncer :

«La chose appelée “politique citoyenne”, ou “politique de la vertu”, a donc moins trait à l’engagement individuel dans ces pratiques qu’aux discours qui les environnent en les généralisant comme horizon politique antilibéral ; et dont il faut redire qu’ils procèdent sans le savoir de l’imaginaire néolibéral, à plus forte raison dans leurs formes extrêmes de survalorisation édifiante des pouvoirs moraux de l’individu — dont on fait les modèles.»

Le structuralisme des affects de Lordon propose un retour quasi masochiste à la machine institutionnelle qui détermine de façon implacable la pratique de la vie des individus. Le sociologue structuraliste semble prendre sa revanche, après des années de compréhension de la réalité par le biais d’expériences subjectives et singulières. Malgré une vision impitoyable des puissances qui conditionnent l’expérience, Lordon nous aide, avec l’ontologie des modes finis, à ne pas perdre de vue que, même si l’individu est conscient de son action, il ne voit pas toujours très bien comment elle est déterminée par autre chose que lui-même.

L’invisibilité des causes déterminantes de nos actions nous permettra de faire apparaître au moins un fait essentiel, à l’heure où le Québec repense sa politique culturelle : si l’on est conscients qu’on ne peut se comporter en culture comme un entrepreneur, il faut éviter à tout prix d’ériger, comme cause déterminante des pratiques culturelles, la «survalorisation édifiante», l’exigence morale, la légitimité et le modèle de l’artiste autosuffisant. Quatre causes qui peuvent expliquer aussi bien le succès commercial d’un objet artistique que la tendance à orner la culture de figures méritantes.