L'air du temps Billet d'humeur

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... N’en ai pas la disposition. Sans doute est-ce dans l’air du temps ; cela tient à quelque chose d’impalpable : une odeur, un parfum, un son, une clameur. Cela se sent, se ressent, cela s’entend, mais reste pour moi intangible, insaisissable, indescriptible — quand bien même familier, étrangement familier. « Smells Like Teen Spirit », ont écrit Lopes, Peixoto, Grohl, Novoselic et Cobain. C’était en 1991 et, dans les bars de Seattle à Montréal, nous étions nombreux à scander : « Here we are now, entertain us », sans trop comprendre, peut-être, toute la charge d’un hymne qui allait définir notre époque. « Here we are now, entertain us » : cet impératif simple mais combien douloureux de Nirvana, gravé dans les sillons de l’album Nevermind, résumait en quelques mots tout le désarroi d’une génération, son humeur, et comme les conditions honteuses de son être-au-monde. Nous voici, nous sommes ici, en ce moment même, maintenant : « entertain us », « divertissez-nous », « divertissez-nous », « divertissez-nous ». S’y seront employés maladivement Mary Hart et John Tesh, officiant chaque soir, au petit écran, comme depuis toujours, une messe grotesque pour l’Amérique tout entière. Il allait de soi que, le 5 avril 1994, j’apprenne avec stupeur et effroi le décès de Kurt Cobain en écoutant Entertainment Tonight. « Yeah, a denial / A denial ».

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... suis tout entier captivé par ce parfum, cette rumeur, cet impalpable air du temps que Nicolas Lévesque aura cerné avec plus d’acuité dans son ouvrage paru en 2009 et dont le titre, [...] Teen Spirit. Essai sur notre époque (Éditions Nota bene), rappelle très justement que « [c]e livre est né de l’intolérable, de l’excessif, du débordement », et qu’il dit le mal, la douleur d’une époque. Or c’est pourtant l’audace, l’optimisme des pages de cet essai qui retiennent davantage l’attention et qui, aujourd’hui, me semblent mieux encore répondre de l’air du temps. Smells like teen spirit, certes, mais le parfum, familier, n’est pas le même, comme si, avec cet improbable printemps, le vent avait tourné. 

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... suis en errance, suis écarté de moi-même d’aussi loin que l’hiver. Claude Lévesque est mort et rien ne semble me distraire de cette vérité, rien ne parvient encore à m’en détourner. Je ne vois que par mon humeur, n’en déplaise à Pascal... C’était au mois de mars, hier déjà. « A denial, a denial »Here I am now, entertain me.

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Je ne vois que par mon humeur et je ne suis pas d’humeur à écrire... suis tout entier à l’écoute, subjugué, conquis par le spectacle improbable, le théâtre inespéré d’une chorale qui répète douze heures durant : « Nous voici, nous sommes
ici, maintenant... NOUS ? maintenant »
, rumeur inquiète, si inquiète, mais qui pourtant dit l’espoir inépuisable, la colère vive, se permet l’audace — encore l’audace — de rêver, de chanter, de dénoncer ce qui nous divertit de nous-mêmes, de nos responsabilités, de notre engagement envers l’avenir et envers ce que l’avenir peut encore promettre. « Fuck you Mathieu Bock-Côté », s’écrira Mathieu Arsenault — live, maintenant, en direct —, inébranlable, indéviable dans sa fuite haletante, lecture hors du désespoir. Ravi de nous quand nous nous indignons.

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... suis rivé à mon écran, suis CUTV, chaque seconde de chaque minute, pour ne rien manquer d’une révolution que ma génération n’a pu mener à son terme, dont elle s’est détournée il y a plus de vingt ans déjà, sur le parquet de la Bourse de Montréal, mais qu’aujourd’hui les matraques mêmes — les mêmes matraques — ne semblent pas parvenir à divertir. Smells like teen spirit, sans cette fois l’odeur de notre capitulation. Humer l’air du temps ; parfum de révolte vraie.

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... suis à marcher, suis la rue, la foule, la horde rouge heureuse de sa colère. « Here we are now ». Maintenant. Nous sommes ici, sur le pavé, Facebook, Twitter, à la une de toutes les nuits, en direct, ici, tout autrement ici.

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... suis en rage, suis d’humeur massacrante, d’humeur à massacrer les mercenaires bottés casqués gantés, les brutes fascistes qui paradent dans les couloirs de l’Université, la flicaille matraquante qui ouvrent à coup d’injonctions sanglantes les crânes de ceux et celles qui n’en peuvent plus de se les faire bourrer par la vision mercantile des PDG de nos Walmart de l’enseignement. Le savoir à crédit. Buy now, pay later. Baccalauréat Brault-et-Martineau en 120 paiements faciles. « Entertain us », oui, par pitié, entertain me, entertain me.

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... « I feel stupid and contagious », me tiens coi, retiens mon souffle pendant que battent leur plein les grands festivals dans la moiteur de Léthée, ne dis mot pendant que l’on s’efforce d’obéir à l’impératif « Entertain us », loi spéciale à l’appui, en renfort de force abjecte ; Gilbert Rozon est mort de rire. Au moment où se fait de plus en plus inquiétant le long hiatus estival, il faut sans doute craindre que ne s’effacent et l’urgence et la mémoire de ce conflit historique ; craindre plus que tout que ce gouvernement inqualifiable, non content d’avoir perverti jusqu’au sens des mots, parvienne par la pire des violences à instrumentaliser à ses fins le spectacle d’une « révolution » belle de l’espoir de sa jeunesse ; craindre la pire des offenses à la raison, craindre que ce mouvement juste, que cette juste révolte, ne serve au final qu’à nous détourner, à nous divertir de l’essentiel, le moment voulu. De toutes les perversions dont ce gouvernement s’est montré indécemment responsable, celle qui le porterait de nouveau au pouvoir serait la plus dangereuse et la plus impardonnable.

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Je ne suis pas d’humeur à écrire... « Oh well, whatever, nevermind ».

UNE DERNIÈRE CHRONIQUE

S’il nous attriste de voir signée en ces pages la dernière des quatre chroniques de notre écrivaine invitée pour 2011-2012, nous nous réjouissons de savoir que Catherine Mavrikakis nous livre de nouveau un texte riche, audacieux, et nous invite, encore une fois, à une essentielle réflexion, cette fois sur la question de l’heure : non pas tant la grève étudiante, mais ce qui la mobilise ou, du moins, ce qui devrait peut-être en premier lieu lui donner son essor, ce contre quoi il convient de lutter, cette « logique de la valeur commerciale du savoir » qu’elle souhaite voir dénoncer de vive façon et d’abord par ses collègues qui — professeurs, chercheurs, intellectuels — occupent une position paradoxale dans le système de l’enseignement supérieur. Qu’il nous soit permis de la remercier vivement pour sa contribution au cours de la dernière année !

LE PRIX SPIRALE EVA-LE-GRAND
LES FINALISTES POUR 2011

Comme nous l’annoncions dans le numéro d’automne 2011 (n238), le comité de rédaction du magazine, qui fait office de jury, a modifié la période d’éligibilité des œuvres mises en nomination pour le prix Spirale Eva-Le-Grand afin, désormais, de la faire correspondre à l’année civile. Cette nouvelle procédure nous a permis de dévoiler les finalistes pour 2011 lors de notre plus récente Rencontre printanière, le 21 juin dernier, devant une petite communauté composée de lecteurs et de collaborateurs du magazine, réunis, pour l’occasion, sur la terrasse du Bistro de la Librairie Olivieri. Il nous fait donc grand plaisir de rappeler que les finalistes du prix SpiraleEva-Le-Grand pour l’année 2011 sont : Jacques Brault, pour Dans la nuit du poème (Éditions du Noroît, 2011) ; Normand Chaurette, pour Comment tuer Shakespeare (PUM, 2011) ; et Georges Leroux, pour Wanderer. Essai sur le Voyage d’hiverde Franz Schubert (Nota bene, 2011). 

Par ce prix (une œuvre d’un artiste québécois) décerné chaque année depuis 1995, Spirale veut reconnaître la contribution d’un ouvrage de réflexion sur des enjeux qui concernent aussi bien la culture actuelle que sa mémoire, et qui s’inscrit dans le travail de recension et de critique accompli par la revue elle-même. 

Le nom du lauréat sera dévoilé en octobre, dans notre numéro d’automne (n242). La date et le lieu de la remise du prix seront alors précisés. Toutes nos félicitations aux finalistes !

DU NOUVEAU SUR RADIOSPIRALE.ORG

Nous sommes très heureux d’annoncer l’ajout de nouveaux partenaires et donc de nouvelles « émissions » sur le site du Collectif Radio Spirale.

En plus de la librairie Port de tête, qui se dote officiellement d’une émission après avoir été « active » sur les ondes de Radio Spirale depuis plusieurs mois, deux autres partenaires importants du milieu culturel montréalais et québécois se sont en effet joints au Collectif : le Regroupement des arts interdisciplinaires du Québec (le RAIQ) et le Festival TransAmériques.

Le RAIQ rassemble, défend et promeut les artistes, les compagnies et les diffuseurs en arts interdisciplinaires du Québec et il assure leur représentation à tous les niveaux. Non seulement témoigne-t-il de la pluralité des pratiques interdisciplinaires, mais il encourage aussi la réflexion autour de ces différentes pratiques. 

Quant au Festival TransAmériques, dont la renommée est internationale, sa présentation n’est plus à faire. À l’occasion de sa 6e édition (du 24 mai au 9 juin 2012 à Montréal), le FTA a de nouveau transformé son quartier général (sis à l’Agora du Cœur des sciences de l’UQAM) en lieu de rendez-vous privilégié entre artistes et festivaliers. Ouvertes à tous et en compagnie de nombreux créateurs, les dix rencontres et discussions qui prennent le pouls de la création contemporaine seront bientôt offertes aux auditeurs de Radio Spirale en rediffusion.

DES NOUVELLES EN BREF

C’est également à l’occasion de notre Rencontre printanière annuelle que nous avons eu le plaisir de lancer le plus récent titre de la collection « Nouveaux Essais Spirale » aux Éditions Nota bene. Sous la direction de Frédérique Bernier, Créatures. Figures esthétiques de l’auto-engendrement est un ouvrage composite qui conjoint poésie, critique, art et philosophie, textes et images qui veulent donner à lire, à penser et à voir diverses figures d’une « naissance improbable ». Deux autres titres paraîtront cet automne dans notre collection : Corps de papier. Résonances, de Andrea Oberhuber, ainsi que Apparitions. Inventaire de l’atelier, de Louise Warren.

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Deux événements consacrés à la mémoire et à l’œuvre de Claude Lévesque (1927-2012) sont prévus conjointement pour la rentrée d’automne. Une journée d’hommage organisée par Georges Leroux et Ginette Michaud, « Pensées de l’amitié. Autour de Claude Lévesque », aura en effet lieu le 12 octobre prochain à l’Université de Montréal. Cette journée sera précédé, le 11 octobre, d’une soirée de lectures au cours de laquelle sera lancé l’ouvrage collectif Claude Lévesque — Tendresse pour l’étrangeté (Éditions Nota bene), sous la direction de Patrick Poirier et Sylvano Santini.

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Rappelons, en terminant, que le dossier de notre numéro d’automne 2012 (n242), « États de corps », sous la direction de Michèle Febvre et Guylaine Massoutre, sera consacré à la danse. Un dossier très attendu. À ne pas manquer !