Errance et digestion

Retour au numéro: 

Fidèle à son esprit baroque, Leibniz représente, à la fin de ses Essais de Théodicée, l’immensité de Dieu par la grandeur incommensurable du palais de Jupiter. Composé de pièces et d’appartements innombrables, ce palais n’est ni le Pays de Cocagne ni la Nouvelle Atlantide mais il ressemble étrangement à la salle d’un cinéma : chaque appartement, chaque pièce, donne à voir le récit de destinées possibles. Leibniz augmente l’impression d’infinité en y imaginant, dirais-je, la bibliothèque de Babel de Borges : chaque livre sur les rayons des bibliothèques dans les chambres du palais contient des mondes en puissance. Le visiteur n’a qu’à en ouvrir un puis  toucher à l’une des lignes pour voir s’animer une nouvelle scène : «Mettez le doigt sur la ligne qu’il vous plaira […] et vous verrez représenté effectivement dans tout son détail ce que la ligne marque en gros. Il obéit, et il vit paraître toutes les particularités d’une partie de la vie de ce Sextus.» 

 
La similarité de cette description vieille de plus de trois siècles avec l’écran tactile est certes étonnante, mais son évidence ne doit pas nous empêcher d’y voir une relation plus féconde. La production sans limites de l’imaginaire du Dieu de Leibniz m’apparaît comparable à notre capacité actuelle de produire collectivement des biens et à les diffuser en un nombre effarant de messages et de signes d’objets à consommer. Nous sommes aujourd’hui devant ceux-ci comme le visiteur voyait défiler les destinées dans le palais de Jupiter. Cette comparaison prend tout son sens lorsqu’on rapproche la fable de Leibniz de celle que l’on trouve au début de Pour une économie de l’attention (2014) d’Yves Citton. Pour mettre en scène la production extraordinaire de biens culturels et leur diffusion sous la forme de messages et de signes, Citton imagine, sans aucune référence à Leibniz, la Terre vue à travers un télescope depuis Saturne : «La surface des zones habitées de la Terre paraît presque totalement recouverte d’un nuage dense et épais de messages, de sons et d’images circulant dans de multiples sens – appelons cela la “médiasphère”.» En dépliant tous les mondes possibles produits, diffusés et consommés par les humains sous la forme de «multiples réseaux […] tissés entre eux», la «médiasphère» ressemble, à plusieurs égards, au palais des destinées possibles qui contient l’entièreté de la production sans limites de l’imaginaire de Dieu.
 
Dans son ouvrage, Citton aborde, une fois de plus, des questions de réception et de lecture, mais de manière plus générale, en lien avec le mode de fonctionnement actuel de l’économie. Depuis que les humains ont la capacité de produire et de diffuser collectivement des biens d’une manière illimitée, dit-il, la plus-value ne s’obtient plus au moment de leur production mais au moment de leur consommation. Ainsi, l’allongement de la durée d’attention que l’on porte à un bien par rapport à sa valeur constitue le nerf du «capitalisme attentionnel». Si ce déplacement de la plus-value est attribuable aux nombreuses innovations technologiques et à la facilitation croissante de la consommation, il exprime une donnée anthropologique fondamentale : les humains sont doués de capacités infinies de création, mais leur attention, elle, est limitée. Ce déséquilibre entre nos capacités de production et d’attention a abouti à la situation absurde actuelle, où il nous est impossible de consommer tout ce que nous créons. La disproportion entre l’offre et la demande est bien réelle et a été largement critiquée, mais contrairement à ceux qui proposent d’y remédier en diminuant simplement la production des biens pour contrer l’offre trop grande – comme on ne cesse de nous le répéter en culture où il y a trop de livres, trop d’expositions, trop de spectacles, etc. (voir entre autres Jean-Louis Fournier, Trop, 2014) -, Citton prend la situation par l’autre bout en nous suggérant de «porter attention à notre attention» parce qu’elle est limitée et rare.
 
Les fondements anthropologiques qui ressortent du «capitalisme attentionnel» accordent aux humains les mêmes capacités que Leibniz attribuait à Dieu : doué d’une capacité illimitée de créer des mondes possibles, il ne peut cependant en «digérer» qu’un seul, c’est-à-dire n’en actualiser qu’un, le meilleur. Ne pouvant digérer tout ce qu’il produit comme mondes, il a une capacité d’attention limitée, comme les humains. Et comme eux, sa volonté et sa liberté ne sont pas illimitées mais définies par le choix d’actualiser un monde plutôt qu’un autre : c’est comme si Dieu n’avait la capacité de lire et d’interpréter que le récit d’un seul monde, bien qu’il en imagine en nombre infini. C’est bien la leçon que Citton essaie de nous livrer en portant attention à notre attention : il faut arriver à choisir librement ce que l’on consomme, c’est-à-dire à se disposer mentalement et physiquement à lire et à interpréter un monde parmi ceux qui s’offrent à nous. 
 
Dans son «écologie de l’attention», Citton offre de nombreuses stratégies individuelles et collectives pour augmenter nos capacités attentionnelles en nous plaçant dans les meilleures dispositions possible pour digérer un monde de sens. Il en est une selon moi qui est essentielle mais que l’auteur n’évoque guère : l’intensité et la durée. Il ne s’agit plus de rapprocher les capacités de Dieu de celles des humains, mais plutôt de nous mettre dans la disposition de percevoir en continu les différentes amplitudes d’un seul et même phénomène. C’est pourquoi au foisonnement de la production culturelle, à ce «trop» qui afflige les esprits bornés, je réponds en perdant infiniment mon temps à déplier le monde que contient une seule et même œuvre, un seul et même objet. Nous errons étourdis dans la culture comme le visiteur passe frénétiquement de chambre en chambre et de livre en livre dans le palais des destinées possibles ; et c’est pourquoi il faut s’exercer à prolonger, dans la durée, la scène qui s’anime en gardant le doigt sur la ligne du livre que nous avons sous les yeux. Ce geste ne doit pas devenir un songe-creux mais une mesure utopique.