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Depuis cet hiver, on m’a souvent demandé si j’allais bien en « ces temps étranges ». J’ai souvent repensé à cette expression devenue, en quelques semaines, un lieu commun qui dissimule un monde difficile à nommer. Qu’a-t-il d’« étrange », ce temps qui nous échoit ? Que peut-on en dire sans verser dans le convenu ?
J’écris ces lignes au moment où l’état d’hébétude dans lequel nous étions plongés dans les derniers mois se dissipe peu à peu, mais où, au gré des jours et des pronostics, la crainte d’une nouvelle éclosion de la Covid-19 semble de plus en plus avérée. Le temps est aux aguets, c’est le moins qu’on puisse dire, et nous sommes tous fatigués d’en porter le poids.
Pourtant, face à cette crise, le milieu culturel a réagi avec vivacité. Textes publiés en ligne, podcasts montés dans l’urgence, lancements virtuels, réunions extraordinaires, groupes d’entraide et d’échange sur les réseaux sociaux – les initiatives de toutes sortes n’ont pas manqué. S’il faut applaudir tous ces efforts, on peut toutefois mettre en question la nécessité de vouloir répondre, coûte que coûte, aux exigences de la marchandisation de la culture et, par extension, aux impératifs économiques qui en découlent.
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Récemment, on a longuement repris l’antienne qui consiste à départager l’anxiété de performance de l’importance de « prendre son temps », lorsqu’il s’est agi de comprendre notre conception de la productivité. Somme toute naïve, cette opposition révèle toutefois que le rapport au temps et au travail que nous connaissions est profondément inquiété.
Il faut ajouter à ce constat l’étourdissant babil qui nous entoure : chacun y va de son analyse, prêche pour sa paroisse, tente d’expliquer « ce qui se passe », de prévoir le « monde d’après », de produire une « expertise » sur la pandémie à coups de chiffres ou de réponses toutes faites. Ce qui est troublant, c’est qu’à défaut de s’essayer à une véritable pensée (ou mieux, de pratiquer le silence) on finit par vendre sa salade et parfaire son branding (quel mot affreux !). C’est ainsi que les discours sur la Covid-19, servis à toutes les sauces, sont trop souvent devenus une technique d’autopromotion et de mise en avant de soi dénotant un esprit corporatif qui atteint jusqu’aux moins capitalistes d’entre nous.
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On peut bien sûr entrevoir ou imaginer des réalités qui nous sont encore inconnues et qui résulteront de cette pandémie. Je demeure toutefois perplexe devant la pléthore d’articles, de commentaires – sans oublier les livres[1] – en tout genre qui étudient ce qui n’a pas fini d’avoir lieu comme un savoir figé qu’il s’agirait de saisir pour ensuite en répandre la bonne nouvelle.
Je ne sais pas de quelles façons cette crise transformera notre rapport au monde. Ce que je perçois, c’est qu’il y a dans cette volonté de produire un savoir situé dans un temps qui est encore le nôtre, temps dont nous n’avons pas encore émergé, un déni du présent et de tout ce qu’il peut avoir d’inquiétant, mais également de précieux. S’il est étrange, ce temps que l’on habite, c’est en partie parce qu’il nous est impossible d’y être. Comment habiter le présent lorsque la « machine néolibérale », déjà en déclin, ralentit, s’essouffle et que nous sommes laissés à nous-mêmes, dans la vacance des jours où plus rien ne semble avoir de sens ? L’ironie du sort, c’est que cette impossibilité « d’être » dans ce temps, de contempler notre présent, survient à une époque où la valeur du « moment présent » n’aura jamais été aussi prégnante.
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Au cours des dernières semaines, nous avons été plusieurs à narguer plus ou moins gentiment (j’avoue en avoir été) les récits et les journaux intimes de confinement qui se multiplieront dans les prochains mois. On s’imaginait déjà la tête ahurie des éditrices et des éditeurs devant ces textes qui, dit-on, relateront un quotidien somme toute banal, le huis clos d’esprits romantiques qui feront de leur maisonnée le fondement même d’une poétique petite-bourgeoise. En ce sens, les premiers textes de ce genre, publiés au cours de la pandémie, ont rapidement confirmé nos intuitions. On se rappellera les réactions indignées qu’ont suscité les billets de Leïla Slimani et de Marie Darrieussecq publiés dans Le Monde et Le Point. En regard des inégalités sociales et des discriminations en tout genre exacerbées au cours de cette crise, ces billets ont eu l’effet d’une gifle et ont certainement pointé l’écart qui existe entre les nantis de ce monde et les classes défavorisées.
Cela dit, je me demande tout de même si ce ne sont pas justement les récits de confinement qui, par leur diversité et grâce à l’accumulation de points de vue singuliers (parmi bien d’autres archives qui seront à notre portée), nous permettront un jour d’appréhender un tant soit peu ce qui, souhaitons-le, prendra fin dans quelques mois. Une équipe d’anthropologues travaille déjà sur plus de 140 carnets de confinement conservés au CNRS[2]. Voilà un type d’initiative qu’il faut saluer. Espérons seulement qu’on n’en fera pas, du jour au lendemain, une parole d’Évangile.
[1] Pour ne prendre que cet exemple, Les Presses de l’Université d’Ottawa viennent de publier un ouvrage collectif intitulé Vulnerable. The Law, Policy and Ethics of Covid-19. Sur leur site web, on peut lire, dans une traduction qui fait grincer des dents, le commentaire suivant d’Allan Rock, ancien ministre de la Santé au Canada et ex-recteur de l’Université d’Ottawa : « Dans le sillage de Covid-19, beaucoup d’entre nous se demandent « que vient-il de se passer ? Ce livre fournit la réponse. »
[2] Formé de Pierrine Didier, Laurent Gontier, Véronique Duchesne et Delphine Burguet, Récits confinés est un groupe de recherche scientifique participatif, basé en France, dont le but est d’observer les journaux de personnes confinées durant la pandémie. Ce projet a également été reconduit, par le même groupe de recherche, en Angleterre, au Cameroun, en Guinée, en Italie et au Portugal.