Ce dont ils hériteront

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Une revue se fait à plusieurs mains. Dans la continuité 
du temps, que marquent sa périodicité et sa longévité, 
de saison en saison, de génération en génération, et dans 
la discontinuité de l’espace, des régions, des pays, 
des continents, auxquels ces multiples mains nous lient,
nous permettant de franchir des distances illimitées. 
C’est une histoire : elle nous donne accès à une mémoire
commune, à travers la diversité des évocations et 
des réminiscences personnelles, toujours singulières.

— Pierre Ouellet, « Passage en revue »,
Les Écrits, avril 2010

C’est par ces mots, cette intelligence d’écriture, que s’ouvre le plus récent numéro des Écrits. Dans un court texte intitulé « Passage en revue », Pierre Ouellet ne témoigne pas seulement d’une intime compréhension de ce que représente encore, pour nombre d’entre nous, une revue littéraire — voire, plus largement, une revue culturelle —, il donne à lire et à penser, davantage encore, tout le poids et la mesure de ce dont il hérite. Prenant en effet le relais de Naïm Kattan à la direction de cette revue fondée en 1954 — « la plus ancienne du Canada français » —, Pierre Ouellet nous livre ici, en quelques pages claires et sensibles, une réflexion sur l’héritage, la transmission, le passage et la passation, à laquelle l’actualité récente du milieu des périodiques culturels confère aujourd’hui une pertinence toute particulière.

Au moment d’écrire ces lignes, plusieurs revues et magazines culturels du Québec sont en effet invités à signer une lettre dénonçant la restructuration d’importants programmes fédéraux et la création, par le ministère du Patrimoine canadien, du nouveau Fonds du Canada pour les périodiques (FCP). À l’exception de quelques rares revues culturelles spécialisées qui parviennent à rejoindre un plus large lectorat — ce dont il faut se réjouir —, la très grande majorité des périodiques culturels du Québec ne pourra plus, désormais, compter sur un nécessaire soutien au « contenu rédactionnel » ; faute de pouvoir répondre au critère exigeant qu’une revue vende 5 000 exemplaires et plus par année, cette majorité sera, dans les faits, exclue du volet principal du FCP, l’« Aide aux éditeurs ». Cette lettre, intitulée « Le mépris des revues culturelles », peut être consultée sur le site de Spirale, mais il est à souhaiter que les grands médias traditionnels lui feront également écho, tant il est vrai que les enjeux de ce nouveau programme dépassent largement la seule pérennité des revues culturelles du Québec : c’est la conception même de ce que peut encore représenter un « patrimoine culturel » que ce ministère, mal nommé, menace de manière aberrante.

Si le « patrimoine » fait en effet appel à l’idée d’un héritage que nous aurait non seulement légué les générations précédentes, mais qu’il nous reviendrait également de préserver et d’augmenter afin de le transmettre, de le passer à notre tour aux générations qui nous suivront, force est de constater que les lecteurs de demain, nos « héritiers », devront pour l’essentiel se contenter de cette part du legs qui, aujourd’hui, trouve son importance historique et sa valeur artistique dans les pages du 7 jours, de Châtelaine ou de Clin d’œil.

En rappelant qu’une revue est aussi une « histoire », que dans son passage d’une génération à l’autre « elle nous donne accès à une mémoire commune », Pierre Ouellet souligne comme de juste le rôle plus que jamais essentiel des revues culturelles, celui d’assurer la transmission et la passation, mais aussi bien la constitution du patrimoine. « Les mots ne se contentent pas de nommer ou de raconter ce que nous sommes : ils façonnent ce que nous devenons, dans la matière même de ce que nous avons été. Une revue où résonnent les mots les plus puissants ne témoigne donc pas seulement de notre présent, mais aussi de ce qui vient, advient, survient, dans la surprise et l’étonnement, dont elle anticipe l’existence à partir des virtualités les plus secrètes du passé, de la mémoire, des traditions, auxquelles elle permet enfin de se réaliser sous les apparences les plus inattendues. » C’est cela que menace aujourd’hui la récente politique du ministère du Patrimoine canadien : le patrimoine à venir.

L’« aître » des magazines culturels — pour reprendre ici l’expression de l’artiste Marie-Christiane Mathieu, dont Sylvie Lacerte présente en nos pages le portfolio —, c’est-à-dire la façon dont ils « prennent place » dans la communauté, tient en partie à ce rôle de passeur par lequel ils donnent à lire et à penser le monde, sa culture. La finalité ou l’enjeu premier du présent dossier consacré à la figure d’un « Barthes écrivain », que dirige ici Maïté Snauwaert, tient d’ailleurs tout entier dans cette idée : donner à lire, à relire Barthes, aujourd’hui. Face au « récent cortège de publications » liées au trentième anniversaire de son décès, les collaborateurs réunis par Maïté Snauwaert nous aident en effet « à faire notre chemin dans un appareil critique de plus en plus diversifié, présentant de multiples visages de Barthes, parfois redécouvert et parfois révisé, mais certainement lu pour et par notre temps ». De l’œuvre de Barthes, comme le rappelle la responsable de notre dossier, Michel Foucault disait qu’elle était désormais seule. « Elle parlera encore »,prédisait-il toutefois, puisque « d’autres la feront parler et parleront sur elle ».

Est-il encore besoin de préciser que c’est ce à quoi nous veillons, en ces pages, depuis trente ans, cherchant à favoriser la « libre circulation des mots et des idées grâce auxquels la vie nous dépasse », écrit Pierre Ouellet, « passant ainsi d’un être à l’autre, de génération en génération, de lieu en lieu, de décennie en décennie » ? Par quelle dangereuse dérive en sommes-nous venus à devoir le rappeler à ceux et celles qui, parmi nos dirigeants, ont pour mandat de défendre et d’assurer la vitalité du « patrimoine canadien » ? La logique dictant que des magazines culturels et des revues de créations — tels Contre-jour, Estuaire, Exit, Les Écrits, Spirale et tant d’autres — soient évalués selon des critères de rentabilité et de ventes, au même titre que le magazine Sentier chasse-pêche, cela tient de l’aberration idéologique et d’une connerie sans nom.

Mais nous en sommes là, sans doute. Nous acceptons collectivement, sans sourciller, que soit accordé au premier torchon à potins venu un financement public que se verront refuser des revues qui, depuis des décennies, participent activement à la transmission et à l’élaboration de notre patrimoine culturel. À l’ère du box-office, à une époque où, comme le rappelle Pierre Popovic dans ce numéro, il est politiquement acceptable pour un premier ministre d’admettre ne jamais lire, ou si peu, de littérature, au moment où la SODEC songe à « prendre ses distances du cinéma d’auteur » afin de privilégier « la diversité des styles et des genres », c’est-à-dire le financement de films plus « rentables » (imitant en cela Téléfilm Canada), à l’heure où nos dirigeants politiques tendent une oreille attentive lorsque les Gilbert Rozon de ce monde se plaisent à concevoir pour nous le devenir de nos métropoles culturelles, en ce moment même donc, aujourd’hui, sans que nous nous en inquiétions outre mesure, sans trop nous en émouvoir, la culture se faire proprement baiser sous nos yeux par l’industrie du divertissement.

Je ne sais pas ce dont sera constitué le patrimoine qu’il nous reviendra de transmettre aux générations qui nous suivront, mais ce dont ils hériteront sera certainement distrayant.

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À PARAÎTRE dans notre prochain numéro : un dossier intitulé « Théâtres de la cruauté : du jamais vu », sous la direction de Nathalie Stephens (no 233, été 2010), ainsi qu’un portfolio consacré à l’artiste Louise Viger, « Pénélope sculpteure » dont Gilles Daigneault commente le travail fascinant.

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À NE PAS MANQUER : la Rencontre annuelle printanière de Spirale ! En cette année du trentenaire du magazine, nous tenons plus que jamais à rencontrer nos collaborateurs et collaboratrices, ainsi que tous nos lecteurs et lectrices lors de notre petite fête traditionnelle. Nous profiterons bien entendu de l’occasion pour souligner la parution du présent numéro et pour remercier tous ceux et celles qui participent fidèlement à notre communauté de lecteurs. La rencontre aura lieu le vendredi 21 mai prochain, de 17 h à 20 h, au bar le Saint-Sulpice, dans la salle de la Bibliothèque (1680, rue Saint-Denis, Montréal, Métro Berri-UQAM). Au plaisir de vous y rencontrer et de lever avec vous un verre à la santé de Spirale !