Traversée intempestive

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La traversée d’une archive, comme sa constitution, se nourrit d’un désir « qui en [fait] un mouvement de promesse et d’avenir non moins que d’enregistrement du passé ». Ainsi considéré d’un point de vue psychanalytique, « le concept d’archive ne peut pas ne pas garder en lui, comme tout concept, un poids d’impensé » qui, en s’imprimant dans la culture, en infléchit le sens, le savoir, le désir de mémoire. Tirés de Mal d’archive : une impression freudienne (1995), ces mots de Jacques Derrida nous ont semblé fort à propos en ouverture de cette anthologie de textes déjà parus dans Spirale. La pensée du philosophe a, de fait, laissé sur l’histoire de Spirale une empreinte indéniable, l’ayant marquée de façon tout aussi inoubliable que la psychanalyse, à laquelle se rattachent, dans ce livre, ses riches réflexions sur la notion d’archive. S’il est intéressant de les convoquer ici, ce n’est pas seulement qu’elles indiquent la double nature rétrospective et prospective du projet, qui consistait à parcourir les 40 années de la revue afin d’en dégager quelques lignes de force théoriques, de comprendre le parcours dans lequel nous nous inscrivons. C’est aussi parce que l’objet initial de cette quête – notre fantasme d’archive – concernait la place présumée fondamentale que la psychanalyse, à l’instar du féminisme, occupe dans la formation de « l’esprit Spirale[1] », esprit de questionnement et d’engagement critiques que nous souhaitons humblement raviver par la place que nous accorderons dorénavant à l’écriture essayistique.  

 

Il est vrai qu’avec la pratique de la recension critique s’est établie chez Spirale une véritable histoire intellectuelle, littéraire et artistique qui a fait date et à laquelle nous demeurons jusqu’à ce jour fidèles. Dans ce dossier, nous avons toutefois colligé des textes dont la forme se rapproche davantage de l’essai, même s’ils portaient à l’origine sur une œuvre précise[2], et dont le propos conserve, à nos yeux, une certaine (in)actualité. En effet, alors que nous imaginions trouver au sein d’un bon nombre de textes une articulation cohérente des questions psychanalytiques et féministes qui, conjointement, animent le magazine depuis ses tout débuts, il s’est avéré que ces deux champs étaient bien souvent partagés. En témoigne la présence des rubriques « Psychanalyse » et « féminisme », qui, pendant près de 20 ans, se sont généralement développées de manière isolée. De façon corollaire, nous avons constaté que l’exercice de la recension, s’il a permis de forger un esprit critique singulier, était bien souvent cantonné à une période, une mouvance, une synchronie qui rappellent – mais n’est-ce pas là le propre de l’actuel ? – qu’il est bien difficile de ne pas être de son temps.

 

Pourtant, parmi les écrits épars retenus, et malgré notre fantasme d’archive quelque peu déçu, d’autres impressions se sont profilées, nous ont marqués, fait relire et penser. Ces impressions ne sont incidemment pas sans lien avec la nature même de la tâche qui nous a occupés – plonger dans les archives de la revue afin d’en saisir la traversée temporelle – puisqu’elles circonscrivent une problématique du temps, de la transmission et de l’héritage, tant culturel que générationnel, où le « contemporain » se trouve sans cesse repositionné entre inquiétude et désir, anticipation de l’avenir et connaissances du passé. Bien que Spirale se consacre à l’actualité et aux diverses crises ou symptômes qui l’affectent, ses critiques ont souvent œuvré, au fil des années, à déconstruire l’illusion d’un temps présent qui serait propre à ceux et celles qui le vivent. En ce sens, les textes ici réunis sont marqués, chacun à sa manière, par l’une des forces relevées dans les archives : une pensée de l’intempestif, une écriture qui contrarie et déplace incessamment le cours des choses – ou du moins, qui interroge son immobilisme apparent.

 

Voilà ce dont témoigne avec acuité Ginette Michaud, collaboratrice de longue date à la revue, alors qu’elle retrace, dans l’après-coup, le legs qu’a représenté pour elle la pensée derridienne du contretemps : ce « dérangement du temps » qui « suspend, pour ne pas dire interrompt et ruine toute idée de contemporanéité supposée» Temporalité hétérogène et anachronique, la contemporanéité qui s’inscrit et se réfléchit néanmoins dans les pages de Spirale est travaillée par ce que Pierre L’Hérault – relisant Jacques Ferron, notamment dans le sillage de Michaud – a décrit pour sa part comme « l’interférence active de l’“ancien” et du “nouveau” ». Dans cet espace dynamique, déployé de façon exemplaire par l’œuvre ferronienne, coexistent non seulement la mémoire d’un passé et les potentialités d’un futur, note L’Hérault, mais aussi les expériences enchevêtrées de plusieurs générations dont les rapports ne se laissent ni réduire à une simple logique de la succession, ni couper de toute filiation. Que les questions soulevées ici continuent de faire écho aux préoccupations des jeunes intellectuels et intellectuelles d’aujourd’hui[3] ne fait que confirmer l’apport précieux des lectures rétrospectives ou sciemment inactuelles proposées dans ces deux textes ; l’un publié à l’occasion du 30e anniversaire de Spirale, l’autre dans un numéro sur « Les enseignements de la culture ».

 

Il est d’ailleurs significatif que ce soit la fréquentation soutenue d’un même corpus et l’écart séparant la réception d’un même objet culturel à des âges différents qui, d’emblée, permettent d’interroger le passage des générations, ou entre les générations. Comme le révèlent en effet certains textes rassemblés dans ce dossier, autant la philosophie, la littérature et les arts peuvent se faire l’expression de certains « conflits générationnels », par nature inévitables, autant ils peuvent susciter une compréhension approfondie de la communauté élargie à laquelle nous appartenons, dont nous rêvons ou dont nous héritons peut-être malgré nous, au-delà des limites de notre seule génération. Dans « Le désarroi de Motome », méditation intime parue en 2002, Michaël La Chance réfléchit en ce sens à l’évolution de sa propre sensibilité. À partir de Hara Kiri, un film de Masaki Kobayashi vu à 20, puis à 50 ans, il observe son trouble de vingtenaire se transformer avec l’âge en une perplexité mêlée d’émerveillement et d’indignation devant les injustices vécues par les protagonistes du film, mais également à travers eux. Ce faisant, l’auteur trace les contours affectifs d’une « mémoire inventée » empreinte de tous ces autres, réels ou imaginaires, qui, de l’intérieur, façonnent notre être. En vieillissant, écrit La Chance, « [n]ous laissons tous les événements remonter jusqu’à nous, quand l’altérité du monde nous dilate et nous éclate. Nous nous laissons toucher par la mesure de l’humain en toute chose. L’amour reçu se donne dans le désarroi du monde. Il y a le passé, il y a l’avenir. Il y a surtout le présent, dans lequel il faut mettre toutes nos ressources, dont il faut parler comme d’un don. Notre présent, ce sont les autres ».

 

Or, pour les essayistes à qui nous redonnons la voix dans ce numéro, ces « autres » désignent également des pairs, jeunes et moins jeunes, morts ou vivants, avec qui l’on cherche à (re)former une communauté esthétique porteuse d’espoir, en dépit des apories du temps. Il y va, d’une part, des conditions paradoxales de l’existence d’une relève, évoquées sous des angles différents par Mathieu Arsenault et Nicolas Lévesque en 2006 et en 2007, soit d’une relève aux prises avec la répétition d’une histoire névrotique, celle d’un Québec moderne en partie bloqué dans son désir d’avancement politique et culturel. Symptôme d’un certain épuisement historique, selon Arsenault, cette situation, qui touche en particulier les générations X et Y, n’est pas une fatalité pour autant. Elle peut être envisagée, en termes psychanalytiques, comme une invitation à dépasser la culpabilité héritée des parents, à se sortir des inlassables scénarios œdipiens pour élaborer « une vision du monde élargie, sur plusieurs époques », à partir d’une réelle empathie intergénérationnelle, comme le propose Lévesque.

 

D’autre part, Catherine Mavrikakis nous rappelle la responsabilité perpétuelle que nous avons tous et toutes envers la « génération sida » des années 1980-1990, qui fut la sienne, dont l’héritage « inimaginable, mais bien avouable » est transmis malgré tout aux générations suivantes. Ce que Mavrikakis nomme les « années sida », cette époque qu’il est impossible de reléguer au passé et qui dessine un futur inquiet, trouble littéralement le temps, le doublant « d’un conditionnel qui ne nous lâche pas, sur lequel il faut veiller et que l’on ne peut conjuguer au présent. [...] C’est à ce conditionnel qui double notre présent, qui en est le spectre qu’il faut s’attacher quand il est question du sida. Tenir les promesses que les morts nous ont faites, réaliser les désirs de ceux qui se sont tus, tel fut, et tel sera notre devoir », conclut-elle éloquemment.

 

En écho à ce devoir de mémoire, le mouvement de promesse et d’avenir qui porte l’histoire de Spirale doit ainsi conjuguer à la critique une certaine éthique afin que l’archive transgénérationnelle qu’éclaire en partie ce dossier anthologique puisse continuer de se former, de se réfléchir et de se critiquer au présent. Si d’autres problématiques et thèmes récurrents traversent bien sûr les milliers de pages imprimées de la revue – par exemple, le rôle des intellectuels et intellectuelles dans les débats politiques et culturels –, la pensée intempestive découverte ici lui confère une vitalité foncièrement inactuelle qui, espérons-le, sera garante d’un rapport complexe et toujours plus profond au temps qui passe comme à celui qui vient. C’est à cette profondeur d’expérience et de réflexion que nous donne accès l’archive, au sens derridien du terme, dès lors que la transmission se charge de désir et devient, par le fait même, une « responsabilité pour demain ».




[1] Titre du premier éditorial écrit par Laurent-Michel Vacher pour Spirale (mars 1979), cette formule a été souvent reprise, depuis, pour réfléchir aux diverses transformations de la revue, comme l’a rappelé récemment Marcel Olscamp (« Esprit, es-tu là ? » Spirale, no 267 [hiver 2019], « Spirale a 40 ans », p. 13).

[2] Le texte de Ginette Michaud, par exemple, comportait en son centre un compte rendu de l’essai Demeure, Athènes (2009) de Jacques Derrida, qui a été retiré de la version publiée dans ce numéro afin de mettre l’accent sur la réflexion philosophique, plus personnelle, développée autour de la question du temps.

[3] Voir, entre autres, l’importance des filiations et des généalogies féministes chez les autrices du dossier « La partie essai », dirigé par Camille Anctil-Raymond, Kevin Lambert et Rachel LaRoche dans le numéro précédent (no 270 [automne 2019]).