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Ici comme ailleurs, la machine à altériser et à stigmatiser fonctionne à fond, entretenue par les élites politiques, éditocratiques et médiatiques, soutenues par les États, les pratiques administratives et les politiques en vigueur — de migration, de répression, de surveillance, de mobilité de la main-d’œuvre et du travail temporaire, d’accès aux droits et aux services essentiels, etc.
S’en trouve ainsi notamment renforcé un désir de sécurité et de fermeture des frontières rendu plus insistant par les effets destructeurs de l’ordre économique mondial sur les communautés. Les élites dominantes dépouillent les États des moyens dont ces collectivités pourraient collectivement disposer pour contrecarrer ces effets et affaiblissent du fait même les mécanismes de solidarité, d’entraide et d’accueil inscrits au cœur des pratiques sociales. Cette orientation contribue au bon fonctionnement de cette machine instillant des discours et des mesures anxiogènes par lesquels le groupe dominant construit une extériorité constitutive : une altérité radicale (immigrants, musulmans, autochtones, etc.) aux caractéristiques trop souvent dépréciatives et infériorisantes.
Comme la plupart des machines productives, cette machine laisse des traces de son activité sur la réalité. Cette « empreinte » sociale et humaine est trop importante à nos yeux pour ne pas mobiliser quelques-uns de nos efforts afin de tenter de l’arrêter, de la démonter et de la démanteler : ce sont des êtres exclus, désubjectivés, ravalés au rang d’objets hétéro-désignés, véritables territoires occupés, assiégés, colonisés et assujettis à des représentations et des interprétations qui ne sont pas les leurs, réductrices, désavantageuses et infériorisantes ; ce sont des dignités foulées et des conditions d’épanouissement individuel et collectif affectées, voire détruites ; ce sont trop souvent des vies brisées, précarisées, des versions diversifiées de l’humanité auxquelles est refusé le droit à l’existence ; autant de violences déshumanisantes, symboliques et réelles, ici et ailleurs dans le monde, prêtes à en justifier d’autres (guerres, occupations, asservissements de toutes sortes).
De tels impacts, aussi profonds qu’ils soient, peuvent pourtant rester invisibles. Bien plus, ce sont les manifestations des formes nouvelles de la racisation qui passent souvent inaperçues, occultées notamment par l’idée qu’on se fait, restreinte et archétypale, du racisme biologique, quand elles ne sont pas tout simplement euphémisées, banalisées, voire déniées. Disons donc ici, au seuil de ce dossier, ce qu’on peut tenir pour une banalité : le discours racisant ne se réfère pas forcément à des caractéristiques phénotypiques, pas plus qu’il ne parle en termes de « races », de « supériorité » ou d’« infériorité ». Il parle d’abord et avant tout en termes d’« évidences ». Des évidences faites de stéréotypes et de préjugements, moteurs de cette mécanique raciste consistant en un ensemble d’opérations d’ordre conceptuel, affectif et perceptif, dont les principales sont les suivantes1 :
1. la différenciation négative, c’est-à-dire la construction d’une différence dévaluée sur la base de traits agissant comme des stigmates, des marqueurs d’infamie ou d’infériorité, par rapport à ceux d’un groupe de référence, figurant du bon côté de la différence, conçu comme porteur de la « normalité » ;
2. la focalisation ou la primat accordé à ces stigmates déterministes sur toutes les autres réalités susceptibles de complexifier le portrait de la réalité objectivée ;
3. l’homogénéisation des groupes en présence, écrasant notamment les différences qui peuvent exister entre les membres du même groupe (classes, intérêts, visions du monde, pensées, personnalités, etc.), chacun-e devenant dès lors un spécimen interchangeable d’une série connue d’avance ;
4. enfin, la légitimation de traitements inégalitaires que subissent les personnes associées aux groupes stigmatisés du fait de différences dont elles ne pourraient ou ne voudraient se départir.
À coups d’évidences donc, la machine à stigmatiser à l’ère du capitalisme néolibéral agit sur nos manières de penser, de ressentir et de percevoir les parties qui composent nos sociétés de façon à ce que notre compassion se distribue inégalement et à ce que notre mansuétude soit moins grande à l’égard de certains groupes humains présentés comme porteurs de traits antithétiques avec les exigences de la vie « moderne », « civilisée » ou simplement « normale ». Ces groupes, sur le dos desquels tout peut dès lors se faire, apparemment excédentaires, déjà infériorisés, sont ainsi prêts à être déshumanisés au point où toute déshumanisation supplémentaire à leur égard ne saurait être outrageante et susciter l’indignation publique. Les représentations infériorisantes rendent disponibles certains pans de l’humanité, proches et lointains, pour le déploiement — paternaliste, blanco-centriste, occidentalo-centriste, colonialiste, impérialiste — de rapports de pouvoir entre des forces inégales qui profitent aux dominants de l’ordre du monde, autant sur le plan local que transnational.
Les ouvrages recensés ici présentent tous quelque utilité en regard de la double tâche qui incombe à l’antiracisme contemporain selon nous : d’une part, ils permettent d’élaborer un contre-discours approfondissant la critique des formes persistantes d’altérisation et de relégation à la marge, en mesure d’ouvrir la possibilité de leur dépassement ; d’autre part, ils contribuent à réorienter la pensée et la lutte contre le racisme vers les théories, les savoirs et les pratiques qui constituent un racisme d’en haut : une logique d’État (pratiques administratives, appareils de répression, politiques étrangères, politiques de surveillance, etc.), mais aussi la rationalité et la passion d’une certaine intelligentsia et de certaines composantes de l’élite médiatique.
Ces tâches impliquent à la fois de rompre avec le réflexe qui attribue le racisme à la bêtise présumée des gens d’en bas et d’aller plus loin que la seule dénonciation du racisme, plus loin aussi que la seule valorisation de la diversité au moyen d’un antiracisme d’État. Elles impliquent d’abord et avant tout d’adopter non seulement la perspective des personnes et des groupes auxquels est niée une dignité et donc les conditions de leur épanouissement, mais aussi une perspective de lutte aux diverses dominations qui traversent nos sociétés ; de parler à partir d’une position profondément égalitaire et d’examiner les rapports de pouvoir à l’œuvre dans les sociétés ; enfin, de faire valoir, contre la persistance et la normalisation des grandes divisions entre groupes humains et des manières de se penser dans un monde fait de blocs monolithiques (Québécois, Canadiens, Français, immigrant-e-s, autochtones, musulman-e-s, etc.) capables de justifier des inégalités, de faire valoir donc une manière de concevoir que, de part et d’autre des frontières de toutes sortes, il y a des êtres humains qui ont comme destin commun d’êtres lâchés dans la contingence, des êtres humains qui cherchent dans un monde où les choses font mal et où l’on réclame de se battre (Frantz Fanon).
Nous voyons ainsi se profiler, à travers le problème de la racisation, un autre problème : celui de l’action, fondée sur une éthique humaine, sociale et politique qui appelle non seulement à vouloir l’être humain où qu’il se trouve, à essayer de toucher l’autre, de le sentir et de le révéler, mais aussi à tenter de mener plus loin la volonté de mettre fin à l’asservissement des êtres humains par d’autres êtres humains, la volonté de créer les conditions d’existence d’un monde de plus en plus humain et plus égalitaire, en dépit des différences. Cette action ne peut se séparer d’une pensée critique de l’entre-deux, une pensée frontalière capable de nous déprendre des schémas cognitifs et épistémiques qui fondent les représentations et des savoirs dominants sur les sociétés humaines et de nous engager dans la désobéissance face à toutes les formes de rationalités colonialistes et hégémoniques, héritées du projet moderne de connaissance. Telles sont les conditions pour que s’opère une véritable décolonialité, en mesure à la fois d’ouvrir à des modes de pensée et d’être dans le monde disqualifiés depuis le début de la modernité capitaliste et coloniale, réduits au registre de l’irrationnel et du sauvage, et de faire valoir un universalisme des droits qui ne se rabatte pas sur un modèle unique d’humanité et de civilisation, porté plutôt par le souci d’accueillir l’irréductibilité de la pluralité humaine.
C’est en direction d’un tel parti pris pour un monde non pas « universel » mais « pluriversel2 » et décolonisé, habité par une multiplicité de projets éthico-politiques et un continuum réel et horizontal entre les peuples et les êtres qui le composent, que les textes qui suivent dès maintenant nous engagent.
1Nous nous inspirons ici librement de la synthèse que fait Pierre Tevanian dans La mécanique raciste, Éditions Dilecta, 2008.
2Nous faisons ici référence aux réflexions d’Enrique Dussel, Ramon Grosfoguel ou encore Walter Mignolo.