Solitudes

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« Comment définir la solitude et en parler à une époque où l’on peut sans contrainte appeler l’autre à soi par l’intermédiaire des technologies numériques? » Voilà la question fédératrice à partir de laquelle nous envisagions, initialement, élaborer ce dossier. Si nous avions l’intention de traiter de la solitude sous l’angle d’une enquête philosophique et esthétique, l’état d’urgence dans lequel nous avons été précipité.e.s durant la dernière année nous a ramené.e.s à des considérations plus criantes. En effet, entre l’idée de ce dossier et sa parution, la pandémie de COVID-19 a complètement bouleversé nos vies et transformé nos rapports sociaux. L’expression « distanciation sociale » s’est rapidement installée dans les médias comme le nom d’une prudence, une solitude imposée permettant de freiner la propagation d’un virus. La solitude est devenue un moyen d’éviter la mort d’autrui, moyen qui s’est décliné dans une multitude de pratiques : se masquer, se mettre en quarantaine, se tenir à distance, travailler de la maison. Or, cette distanciation n’avait de social que le nom : distanciation « physique » apparaît plus apte à rendre compte de cette nouvelle modalité de lien social qui est finalement l’amplification du paradoxe de notre intuition de départ : nous sommes à la fois seul.e.s et ensemble.

Penser la solitude au cœur d’une pandémie a mis à vif une détresse nous obligeant à une décence quant à notre privilège, et un devoir de parole qui imposait de rendre compte des inégalités et des injustices qui ont resurgi à la surface de notre réalité sociale. Sans se réduire à un portrait sociologique et statistique de l’actualité et de la condition (in)humaine qui se définit et se redéfinit à chaque jour, les textes de ce dossier s’énoncent néanmoins depuis la contrainte de cette solitude forcée. Ils témoignent d’un présent de l’écriture qui entre nécessairement en résonance avec des situations bien réelles et concrètes : l’isolement de milliers de personnes âgées qui ont vécu leurs derniers moments sans leur famille en CHSLD ; le retrait obligé des nombreux parents surmenés qui ont dû travailler de la maison lors de fermetures d’écoles ; la solitude de celles et ceux qui, parce qu’ils ne répondent pas au modèle familial normatif, se retrouvent privé.e.s de leur communauté. Sans faire le compte rendu de ces phénomènes qui redéfinissent au jour le jour notre rapport au réel, nous avons réfléchi aux manières dont la solitude se vit, s’appréhende, se ressent. Ainsi, ce dossier présente des textes qui donnent à lire ce qui était en germe dans nos psychés et nos imaginaires et que le contexte actuel est venu exacerber : l’isolement de la maternité pour Laurence Côté-Fournier, l’anxiété d’anticipation pour Cassie Bérard, le fantasme de révolte pour Clotilde Leguil. 

Nous avons suivi la solitude dans les détours qu’elle prenait, les écueils qu’elle longeait. Au fil des mois, nous avons perdu des collaboratrices et collaborateurs qui n’arrivaient plus à écrire dans ce contexte. Nous avons renégocié les échéanciers, joué avec ce temps qui a perdu sa linéarité et ne nous transmettait plus l’illusion d’une progression. Oui, le temps se tordait, se pliait ; il était saturé. Nous constations, tantôt émerveillé.e.s tantôt catastrophé.e.s, que l’art parle d’un « futur déjà en marche », à l’image de l’exposition « Cadavre exquis » que visite Laurence Pelletier au Centre Phi ; que l’art excite nos fantasmes apocalyptiques, comme dans le recueil de nouvelles de David Bélanger En savoir trop, que lit Jérémi Perreault. Ce recueil, qui se déploie depuis l’idée que le pire qu’on puisse imaginer a déjà eu lieu, joue aussi avec l’idée que nous serions déterminé.e.s par des récits à venir, ébranlant toute la logique de nécessité qui fonde le « bon sens ». Aux prises avec l’éternel retard de notre imaginaire sur le réel, on fait de l’anticipation un moyen d’adaptation, une manière de compenser la perte de contrôle et l’imprévisibilité de ce qui fait événement. À cet égard, dans son essai-fiction, Cassie Bérard aborde la solitude particulière qu’éprouve l’écrivaine, la professeure et la mère devant la multitude des récits passés ou à venir. Chaque prise de décision est pour elle « une rencontre épique avec la solitude » où la possibilité de faire infléchir le cours de l’histoire, d’une histoire, constitue un poids. Cette parole rend compte de l’absurdité d’une raison qui se frappe au mur de la violence sociale, mais aussi de la nécessité éthique et politique de ce geste porté vers l’obscurité de l’avenir.

Pour sortir de l’obscurité, il faut parfois tourner le dos. C’est à tout le moins ce que donnait à entendre le geste d’éclat d’Adèle Haenel quittant la cérémonie des Césars au moment où Roman Polanski, accusé de multiples agressions sexuelles, recevait le prix de la meilleure réalisation. Dans son texte portant sur Portrait de la jeune fille en feu de Céline Sciamma, Louis-Daniel Godin pense la portée politique de la solitude telle que le cinéma peut la mettre en scène et réfléchit à cette révolte qui nait de l’enfermement social et sexuel. L’isolement social a été et est toujours à l’heure actuelle le terreau fertile de luttes politiques. Nous avons traversé l’été dans la succession et l’accumulation des victimes de violences systémiques. Les morts de George Floyd et de Joyce Echaquan ont catalysé toute l’horreur d’un déni collectif quant aux questions raciales et coloniales et quant à notre dette aux sacrifié.e.s de l’Histoire. La vague de dénonciations qui a submergé le Québec a fait des réseaux sociaux le canal de transmission d’autres histoires : des plaintes, des appels à l’aide, des cris de ralliement qui ont jailli du trou où on aurait voulu les enterrer. D’autres histoires à travers lesquelles nous réalisions, dans le sordide et l’atroce des centaines de témoignages, que la folie des femmes était une fabrication d’hommes ; que ces dernières ont payé le prix de leur désir par leur peau, leur corps, leur santé mentale.

La multitude des dénonciations qui tombaient comme des bombes renvoie à la répétition d’une violence invisibilisée et concertée par le sexisme et le racisme et nous donne à penser la nécessité des discours dissidents, tant dans leur aspect formel, médiatique et idéologique. L’analyse d’Eugénie Matthey-Jonais des romans De synthèse de Karoline Georges et L’apparition du chevreuil d’Élise Turcotte articule, en ce sens, le pouvoir narratif du réseau, mais aussi, et surtout, la solitude qu’il crée ou de laquelle il émane. Problématisant la prérogative sociale et socialisante des médias sociaux, ce texte met en relief les dynamiques de refoulement, d’expulsion, d’isolation, d’émulation, de radicalisation qu’entérinent les nouveaux dispositifs technologiques. En effet, les boys’ club que Martine Delvaux a repérés dans son essai éponyme procèdent par la technologie pour étendre leur pouvoir et leur efficacité, nous laissant par moments dépourvu.e.s, alimentant un désespoir délétère qui ne saurait servir que notre soumission.

Ce qui se trame à notre insu atteint également nos subjectivités qui se trouvent peut-être, à l’heure d’une généralisation des rapports médiatisés, plus que jamais scindées. Devant nos écrans, en appel virtuel, en visioconférence, par texto, on pourrait croire à une absolue présence d’autrui. L’autre est toujours là, connecté, disponible, peu importe l’heure ou l’endroit. Il est un reflet que l’on peut, d’un mouvement du doigt, appeler à soi. Il projette une présence et des images avec lesquelles nous pouvons constamment entretenir un lien et qui nous font croire à l’absence de solitude. Selon la psychanalyste et philosophe Clothilde Leguil, qui revisite pour nous son essai « Je », une traversée des identités (2018), cet écart entre la personne et son image, exacerbé par les médias sociaux, participe à la production d’un second « moi », un moi virtuel qui donne l’illusion d’une fin de la solitude, et d’une existence sociale totalisante. Le coût psychique de ce phénomène en serait nos singularités. En en appelant à redéfinir le « nous » de la communauté, Leguil pose le contre-poids de l’isolement social : le désir de se retrouver seul.e.s.

En effet, d’aucuns diront qu’ils ont eu besoin de se retrouver seul.e.s avec eux.elles-mêmes pour se confronter à des problèmes qu’ils et elles pouvaient autrement éviter en se divertissant, en se noyant dans le travail, en s’oubliant dans le rythme effréné de la vie urbaine contemporaine. Pour certain.e.s, ce temps d’arrêt est peut-être celui des résolutions, des décisions, de la reconnaissance. Le « vivre ensemble » est le pôle aimanté de la solitude. Il détermine et dépend du désir de la solitude, un désir qui obéit au mouvement double et contradictoire de l’attraction et de l’éloignement ; un mouvement qui assure, préserve et protège les singularités et les différences. C’est peut-être de ce compromis même que nous parle Laurence Côté-Fournier quand elle remarque le double isolement qu’engendre la maternité : celui, bien physique, d’un retrait de la vie active, et celui, plus insidieux, de la pression sociale dévolue aux jeunes mères. En marge des nombreux conseils pratiques qui peuvent policer le quotidien, c’est dans la littérature (Marie Darrieussecq, Rachel Cusk, Fanny Britt, Amandine Dhé) que Côté-Fournier aura trouvé une lanterne : « Il me fallait entrer dans la folie des mères ». Sous sa plume, la folie maternelle est l’occasion d’un revirement faisant passer, dans un élan de joie, de l’anxiété à l’apaisement.

Et ne serait-ce pas l’essence même de la solitude que d’être un lieu de passage? Passage pour un va et vient entre la détresse et la joie, la mort et la vie, le « je » et le « nous » ? Laurence Pelletier, qui suggère, à la suite de l’essayiste britannique Olivia Laing, que l’art nous fait entrer dans les mondes virtuels de nos solitudes, réfléchit aussi à la manière dont l’art nous offre un espace où les contradictions intimes et politiques se fracturent et se réconcilient. En écho avec l’épidémie du sida qui sert de contexte aux œuvres des artistes qui intéressent Laing, l’épidémie de la COVID-19 de même que ce qu’on a identifié comme une « épidémie contemporaine de la solitude » se pensent en relation avec le développement technologique. Les corps malades, stigmatisés, ostracisés, parce qu’ils menacent l’intégrité fantasmée du corps politique, deviennent les lieux d’élaboration de techniques de pouvoir, la matière depuis laquelle la distanciation, la discrimination et la séclusion s’organisent et se systématisent.

Si nous pouvons avoir tendance à croire, horrifiés et angoissés, au pouvoir d’aruspice d’un George Orwell ou d’une Margaret Atwood, il importe de reconnaître que l’art et la littérature détiennent un savoir que l’on peut tenter de décrypter afin de nous armer pour l’avenir, et qu’ils peuvent nous apprendre à être seul.e.s. Car lorsqu’elle se raconte, la solitude nous met face à ce qui, en nous, vit et survit, nous parle de nos résistances et de nos idéaux, de nos craintes et de nos désirs. Pour la psychanalyste et philosophe Anne Dufourmantelle, la solitude est « un chaudron de sorcière où se défont nos solutions de fuite perpétuelle », et c’est lorsque nous laissons tomber nos défenses et que nous y plongeons qu’elle devient le « point de frayage obligé, saturé de la création ». Que cette dernière prenne la forme de l’amour et des amitiés, des filiations et des ruptures nécessaires, qu’elle parle le langage de la littérature, de l’art visuel, de la musique, du cinéma ou celui de l’enseignement, elle concerne toujours une adresse à l’autre qui jaillit lorsque je réalise que je suis seul.e. C’est selon ce même point de frayage que, dans leurs solitudes respectives, les voix des collaboratrices et collaborateurs de ce dossier sont mises en commun.