Révolution russe de 1917 : retentissements et silences

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Cent ans après les événements d’octobre 1917 qui ont cristallisé la prise du pouvoir bolchévique sur le régime tzariste de Russie, il n’y a peut-être que les sciences humaines, les lettres et les arts qui sentent le besoin, ou alors la pulsion nostalgique, d’en souligner l’anniversaire et de tenter de faire le bilan de son héritage contemporain.

 

On n’a qu’à souligner que le président Vladimir Poutine n’a mis sur pied un comité des « festivités » du 100e anniversaire de la Révolution russe qu’en décembre 2016 pour entrevoir le malaise du passage obligé commémoratif que celle-ci provoque chez les instances politiques russes actuelles. Loin d’avoir des airs de fête, les activités de célébration auront pris la forme d’échanges scientifiques, bien balisés dans la perspective annoncée par Poutine, pour qui «il est absolument intolérable de vouloir provoquer des divisions, de la haine et des condamnations et de rendre notre rapport au passé plus difficile » (Le Figaro, « Centenaire de 1917 : "Poutine préfère Staline à Lénine" », publié en ligne le 24 mars 2017).

 

L’idée de commémorer la prise de pouvoir par le peuple, les ouvriers et les femmes (dont la présence critique des femmes dans les événements de février 1917 qui ont ouvert la voie à la révolution d’Octobre) se conjugue difficilement avec le conservatisme musclé et centralisé qu’incarne le régime Poutine. Non seulement le Kremlin cherche-t-il à éviter à tout prix que soit politisé l’événement, mais on assiste également à une plus subtile opération de remaniement des mythologies fondatrices russes.

 

Ainsi, à l’omniprésence de la figure soviétique de Lénine – visible de son mausolée sur la Place Rouge aux icônes de son visage gravées sur un nombre incalculable d’édifices –, on supplée aussi tranquillement que sûrement de nouvelles incarnations de la grandeur et de la fierté russes, dans des tentatives de fournir, voire d’imposer de nouveaux modèles unifiants. Parmi ceux-ci, mentionnons Saint-Vladimir, responsable de la conversion de la Russie au christianisme et dont la statue érigée tout près du Kremlin a été la source de grandes controverses… et l’astronaute Iouri Gagarine.

 

Malgré ces efforts de rhétorique, le centre d'études indépendant russe Levada révélait en juin dernier que les Russes croient que les personnalités russes les plus importantes de tous les temps sont, dans l’ordre, Joseph Staline, Vladimir Poutine, Alexandre Pouchkine, Vladimir Ilitch Lénine, le tsar Pierre le Grand, Iouri Gagarine, suivi de Léon Tolstoï (source : La Presse, « Staline, Poutine et Pouchkine dominent le panthéon russe », publié en ligne le 26 juin 2017). Nulle trace, donc, du nom de saint Vladimir dans ce sondage à la crédibilité discutable; mais il n’est qu’à rappeler que c’est lorsque la Cathédrale du Christ-Sauveur de Moscou a été investie par la « Prière punk » de Pussy Riot que des hostilités politiques sévères ont été déclarées à l’encontre du collectif artistique. La religion orthodoxe, à n’en pas douter, et bien que la Révolution ait été fondée sur un strict athéisme, constitue aujourd’hui une pierre d’assise fédératrice du pouvoir russe.

 

60 000 000 de morts peuvent se tromper

 

Au pinacle du palmarès, la présence de Staline peut par ailleurs étonner le lecteur occidental. Il faut néanmoins rappeler que Poutine lui-même n’hésite à pas à souligner certains faits d’armes de Staline (vainqueur des Nazis), allant jusqu’à le qualifier de « personnage complexe » lors d’une des entrevues qu’il a accordées au réalisateur américain Oliver Stone pour son récent documentaire, aux intentions pour le moins incertaines. Comme quoi, la société russe contemporaine a conservé quelque chose de l’amour démesuré qu’elle a naguère porté à Staline, et tâché d’oublier l’époque des goulags, pendant laquelle, disait-on, la moitié des citoyens russes était emprisonnée tandis que l’autre moitié les surveillait.

 

Le travail de mémoire que ce siècle d’après-révolution invite à faire est donc manifestement entrepris sous le mode de l’escamotage et du silence par les autorités russes. Nous avons voulu, dans ce premier cahier critique de Spirale, réunir des textes qui effectuent un balayage de certains pans de l’imaginaire soviétique et russe, pour nourrir de plusieurs perspectives un panorama de l’héritage culturel de la Révolution d’octobre 2017, notamment propulsée, faut-il le rappeler, avec le concours des avant-gardes artistiques de l’époque. 

 

Par ces regards contemporains sur des vestiges, récupérations et réévaluations de productions culturelles ayant, malgré la contemporanéité de certaines, toutes un pied en URSS, peut-être avons-nous indirectement formulé des pistes de réponse à la terrifiante question que Staline aurait posée sur son lit de mort en 1953 : « Qu’auriez-vous fait sans moi mes petits chats ? »