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Plus la critique est hostile,
plus l’artiste devrait être encouragé.
— Marcel Duchamp
Ce numéro de Spirale ne se veut pas un procès de l’art moderne ou contemporain. Bien au contraire.
Voilà qui pourrait sembler une mise en garde étonnante. A-t-on vraiment besoin d’un tel avertissement? L’histoire récente nous prouve pourtant que dans nos sociétés, la haine et / ou la méfiance envers l’art n’ont pas disparu avec les polémiques autour de l’impressionnisme, des Fauves ou du cubisme. Elles reviennent périodiquement. Mais est-ce un si grand mal? Parfois, à l’absence de vagues, au ronron généralisé et à la récupération de l’art par les instances du pouvoir, nous préférons presque ces débats sur la pertinence de l’art moderne et contemporain, même si ceux-ci ne sont pas toujours, à l’évidence, d’un niveau très élevé… Par exemple, à la télévision de Radio-Canada, certaines animatrices de l’émission La Fosse aux lionnes s’en prenaient récemment à une exposition au Centre d’artistes Clark, sans que l’une d’elles ait mis les pieds dans cet espace pour voir ladite présentation… Seuls la recherchiste et le caméraman étaient allés sur les lieux. C’est dire le sérieux du propos.
Il n’est donc nullement question ici d’appuyer ce type de débat, parfois sans fin, comme celui qui a eu lieu il y a quelques années en France et qui a dérivé dans la bêtise. Dans son ouvrage, La querelle de l’art contemporain, Marc Jimenez résume très bien (dans une note qui fait dix-huit pages!) la longue polémique qui a fait rage tout au long des années quatre-vingt-dix dans des revues françaises le plus souvent considérées comme sérieuses. Un nombre incroyable d’intellectuels, qui n’en reviennent toujours pas que l’art soit autonome par rapport aux autres domaines de la pensée, par rapport à la critique d’art, aux théoriciens de l’art, aux philosophes et aux instances du pouvoir (cette autonomie existe encore parfois), y étaient allés de leurs récriminations envers l’art du XXe siècle. Le célèbre Jean Clair avait dénoncé, comme à son habitude, la disparition du savoir-faire, du métier, que seuls quelques-uns — comme le peintre Lucian Freud — perpétueraient. Duchamp fut plutôt malmené dans ce débat. Ainsi, dans la revue Esprit (en 1992), Marc Le Bot qualifiait celui-ci de « maître à penser du n’importe quoi ». Il y dénonçait la « désastreuse postérité » de Duchamp et des ready-made.
Il n’est pas question ici de renier la valeur du geste, de la parole, du commentaire, pas plus que celle de l’appropriation, de la réappropriation ou de la récupération en art moderne ou contemporain.
Dans le projet de ce numéro, il s’agissait plutôt de voir comment nous pouvions réinterroger l’héritage duchampien d’une autre manière. Nous nous sommes demandé si une certaine image (parfois fausse?) de Duchamp n’aurait pas pris trop de place aux dépens d’autres lectures de Duchamp insuffisamment envisagées. Il fallait même aller plus loin, interroger cette question d’héritage et l’image presque divine que l’on prête à l’artiste.
Ainsi, Éloi Desjardins nous explique, à travers l’œuvre vidéo de l’artiste états-unien Cory Arcangel, que les artistes actuels n’ont pas assez reconnu à quel point l’œuvre de Duchamp fait une critique de la notion decopyright. Laurent Vernet, à partir d’une exposition d’étudiants au programme de maîtrise en arts plastiques de l’Université Concordia, montre de quelle façon le véritable héritage de Duchamp consiste dans la possibilité de s’approprier le quotidien et pas seulement dans la simple capacité à montrer celui-ci. Alexandre David explique, à partir de l’expérience conviée par un ex-voto, comment la présentation de l’œuvre devient avec Duchamp le véritable sujet de l’œuvre. Bernard Lamarche continue dans cette voie en nous expliquant de quelle manière Duchamp, à la fois artiste et commissaire de son propre travail, amène le spectateur à prendre conscience de « l’acte de voir ». De son côté, Rose-Marie Arbour nous permet de relire l’art moderne (dont l’oeuvre de Duchamp) et l’art contemporain à l’aune du bouddhisme et de l’hindouisme.
L’artiste Mathieu Beauséjour a spécialement réalisé pour ce numéro la page couverture ainsi que trois images. Il y applique son ton caustique envers une certaine forme de récupération de l’oeuvre de Duchamp. Dans la suite des pages de la revue, vous trouverez d’autres interventions récentes de Beauséjour à Londres où il montre un esprit de contestation pas si courant que l’on pourrait le croire en art contemporain. Quant à moi, j’ai tenté de remettre en question certains usages de l’héritage Duchamp en soulignant que l’apport actuellement le plus pertinent de cet artiste ne réside pas tant dans le ready-made que dans ce désir de rendre à l’œuvre et au spectateur une plus grande présence.
Du coup, à ceux qui se demandent s’il faut tuer Duchamp, on répondra : « bien sûr », mais afin de mieux comprendre et d’imaginer la polysémie de son héritage.