Parler pour autrui : Que dit l'appropriation culturelle ?

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Depuis le xixe siècle, le terme « appropriation culturelle », véhiculé par la littérature savante anglo-saxonne, a principalement désigné la « confiscation ou le vol par une personne ou un groupe puissant d’une ressource culturelle produite par des personnes qui le sont moins[i] ». On s’y réfère pour parler d’artefacts provenant de pays ayant un lourd passé de violence coloniale qui ont été expatriés et préservés au sein de collections muséales héritées d’anciens empires coloniaux. Cette définition ne semble pas avoir radicalement changé dans la mesure où, aujourd’hui, les rares textes qui abordent cette notion de façon approfondie, et qui sont principalement issus des domaines de l’anthropologie et de l’archéologie, le font à partir des mêmes paramètres. On pense notamment à The Ethics of Cultural Appropriation (2009), collectif dirigé par James O. Young et Conrad G. Brunk, qui met en lumière le débat opposant, d’une part, la communauté scientifique – dont la majorité s’entend pour dire que les artefacts archéologiques portent la marque d’un passé que la pratique archéologique a le devoir de déterrer – et, d’autre part, les communautés, pour la plupart autochtones (héritières de ces matériaux), qui réclament leur affiliation culturelle directe avec certains artefacts et remettent en question la notion de propriété universelle.

 

Au Canada, les experts en droit Bruce Ziff et Pratima V. Rao se réfèrent à la définition de l’appropriation culturelle donnée par le Syndicat des écrivains du Canada. Si elle implique toujours la confiscation d’artéfacts, cette définition s’est élargie au point de pouvoir recouvrir dorénavant le vol d’une propriété intellectuelle, d’expressions culturelles, de l’histoire et de savoirs spécifiques. Cette ouverture définitionnelle se rapproche de la pensée des black feminists étasuniennes qui prennent spécifiquement en compte les rencontres interculturelles se produisant dans les lieux de consommation de tous les jours, hors des cadres scientifiques, juridiques ou philosophiques. L’essai Eating the Other : Desire and Resistance (1992) de bell hooks – critique marxiste dont la pensée est informée par les luttes contre le régime capitaliste, lequel engendrerait l’aliénation et la marginalisation de plusieurs communautés – constitue l’une des contributions les plus significatives de cette élaboration populaire de l’appropriation culturelle. C’est l’idée de la culture qui s’est diversifiée et pluralisée, comme en témoigne, par exemple, l’affaire SLĀV au Québec : ce qui a été soulevé par les médias touchait autant aux dynamiques de domination au sein de la culture québécoise, au souci de représentativité et aux rapports de force liés autant à la prise de parole qu’à l’histoire, aux savoirs et aux cultures des peuples qui ont été colonisés et discriminés.

 

Réciprocités et reconnaissances

 

Dans ce contexte caractérisé par une extension du concept d’appropriation culturelle, on assiste encore aujourd’hui à la publication d’études à caractère juridique et philosophique. C’est le cas de l’ouvrage de Darren Hudson Hick, Artistic License. The Philosophical Problem of Copyright and Appropriation (2017), qui aborde les pratiques d’appropriation artistique et les significations morales et légales qu’englobe l’idée du droit d’auteur. Dans sa recension de cet ouvrage, Amadou Sadjo Barry explique que la notion de droit d’auteur sert de point de départ pour distinguer l’original de la copie, distinction qui traduit l’importance de la répartition des droits. L’appropriation peut être transformative lorsqu’on fait usage de l’idée qui est véhiculée dans une œuvre artistique tout en respectant les droits d’auteur de cette dernière. Sadjo Barry ajoute néanmoins : si, en effet, « l’appropriation est la règle de l’art dans toutes ses formes […] [,] l’idée des droits d’auteur semble entrer en contradiction avec les pratiques d’appropriations artistiques qui impliquent l’usage non autorisé des éléments d’une autre œuvre ». Si les enjeux économiques liés à l’appropriation culturelle dans le domaine de la création artistique restent largement sous-analysés, on peut en tout cas souligner que ceux-ci ne manquent pas de poser un certain nombre de questions dès lors qu’un créateur tire avantage, pour son propre travail, d’une œuvre dont il emprunte certains éléments, et ce sans en faire état.

 

Catherine Marvikakis, quant à elle, invite le lecteur à une réflexion sur les effets transformateurs de la littérature et des arts ainsi que sur les défis de prendre la parole en lieu et place d’autrui. Même si le métissage et la diversité des termes que l’on y accole (hybridité, hétérogénéisation, impureté, interculturalité, etc.) proviennent d’une pensée américaine du melting pot de classes, de races et de genres, ils représentent l’espoir d’un dépassement des conflits sociaux, culturels et politiques contemporains. De fait, le métissage permettrait la déconstruction de l’idée de pureté à la base des grands récits homogènes. Supposément garants de la cohésion du tissu national et identitaire, ces derniers sont souvent instrumentalisés par le discours néolibéral pour délégitimer les effets néfastes de l’appropriation culturelle. Selon Mavrikakis, le métissage, s’il est un mythe – dont elle ne manque pas d’ailleurs de rendre manifeste les limites –, ouvre néanmoins sur la dialectique d’un « accueil », car il déplace l’un des vecteurs principaux de l’appropriation culturelle : l’idée d’une exotisation et d’une marchandisation de l’autre.

 

Pour sa part, Mélikah Abdelmoumen montre que l’acte d’écrire l’Autre ne revient pas nécessairement à le phagocyter, à parler pour lui afin de le faire taire. C’est d’ailleurs un dialogue depuis le lieu même de l’écriture qui peut se donner à entendre entre Going to Meet the Man (1965) de James Baldwin, qui met en scène un petit garçon blanc assistant au lynchage d’un Noir, et The Confessions of Nat Turner (1967) de William Styron, grâce auquel ce dernier espère que les lecteurs blancs comprennent ce que signifie « être noir, esclave et en colère ».  Si le livre de Styron est rapidement devenu l’objet d’attaques (à l’époque, on reproche à l’auteur de s’approprier une histoire et une identité culturelles qui ne sont pas les siennes), Abdelmoumen décèle une forme de « ressemblance frappante entre Turner et Baldwin », une réciprocité qui englobe autant leur intentions en tant qu’artistes que leurs échanges en amont de l’écriture. En ce sens, l’art et la littérature peuvent articuler des politiques de réciprocités et d’attention qui, pour reprendre les mots de Barbara Métais-Chastanier dans l’entretien qu’elle nous accorde autour de la pièce d’actualité 81, rue Victor Hugo, « déconstrui[sent] […] les discours de haine, les violences et les confiscations ».

 

Peut-être faudrait-il se demander ce que cela fait d’accueillir la voix de l’autre, et de la reconnaître pour ce qu’elle est, ce que nous rappelle à sa manière Mavrikakis qui interroge ici non pas le droit ou la liberté de création, qui seraient inconditionnels, mais la singularité que chaque cas d’appropriation peut représenter : entre le black face jadis emprunté « pour ridiculiser le corps noir », une jeune femme qui se déguise pour ressembler à la pop star étatsunienne Rihanna, et un auteur blanc qui raconte de l’intérieur la vie des Noirs ou un Noir qui raconte de l’intérieur la vie des blancs, « tout n’est pas pareil ».

 

Divergences et spécificités francophones

 

De façon générale, les discours intellectuels en France se sont davantage intéressés à la question de la liberté d’expression qu’aux effets symboliques ou économiques de la domination culturelle. En témoignent les débats et les polémiques qui opposent, bien souvent, la liberté d’expression qu’une certaine bien-pensance désirerait étouffer et la violence raciste ou discriminatoire que certains — ici les « néo-réactionnaires » — ne considéreraient pas. Pour certains, c’est surtout l’apparente spécificité américaine de l’« appropriation culturelle » qui pose problème.

 

La bave du crapaud. Petit traité de liberté d’expression, l’essai de Denis Ramond recensé ici par Mathilde Barraband, se situe dans la lignée des travaux de Gisèle Sapiro et Agnès Tricoire et rappelle qu’un « discours ou une représentation ne sont préjudiciables qu’à partir du moment où ils mettent en danger non pas des entités abstraites mais des personnes réelles ». L’auteur ne limite pas sa réflexion aux spécificités de la loi ou de l’expression françaises. Il s’intéresse à la question de l’appropriation culturelle en posant un regard sur des phénomènes qui lui sont connexes tout en rappelant le lien intrinsèque qui relie les modes culturelles états-uniennes et celles du continent européen. C’est par exemple la prolifération et l’importation en France de codes de communication et de concepts étatsuniens – speech codes, trigger warnings, safe spaces ou micro-agressions, pour ne nommer que ceux-ci – qui sont utilisés, selon Ramond, par les « néo-réactionnaires » contre ce qu’ils considèrent être un déchaînement de la censure. Dans sa critique de L’assignation. Les Noirs n’existent pas (Tania Montaigne) et Vu en Amérique… Bientôt en France (Géraldine Smith), Khalil Khalsi explique que ces deux auteures récusent en partie le concept d’appropriation culturelle qu’elles perçoivent comme « une doctrine menaçant le modèle de société français », car la notion de « culture » leur apparaît difficile à circonscrire, notamment en ce qu’elle est régulièrement amalgamée à celle d’« identité », souvent associée de façon tordue à la notion de « Race ». Khalsi ajoute que, selon ces auteures, « le pas de trop que risque une approche non-nuancée, car vindicative, du concept d’appropriation culturelle, c’est le retour en force des frontières, et ainsi le refus de toute transformation, de tout échange, de toute évolution ». Ramond, pour sa part, insiste sur le fait que les affaires liées aux phénomènes d’appropriation culturelle « repose[nt] sur une confusion entre la censure et la contestation », ce à quoi Barraband ajoute que le combat pour la liberté d’expression « a fait l’objet d’une “appropriation réactionnaire” qui complique les prises de position en la matière ».

 

Le terme d’appropriation culturelle connaît un autre destin en Amérique francophone, où il renvoie aux personnes qui subissent plusieurs formes de domination ou de discrimination. Nathalie Batraville et Rachel Zellars proposent de lire les fondements de l’appropriation culturelle et du racisme comme outils de domination dans le contexte québécois. La richesse de leur dialogue débouche sur un important bassin de textes qui révèle comment un engagement dans la pensée décoloniale et féministe pourrait conduire vers la responsabilité ainsi que la mise à nue des conditions réelles des personnes et des cultures noires. Dans le contexte francophone québécois, les travaux féministes se sont historiquement peu penchés sur ce problème. Si Camille Toffoli, dans sa critique de l’ouvrage de Suzanne Lamy (Quand je lis je m’invente), rappelle que les mouvements féministes des années 1970 et 1980 au Québec étaient « essentiellement [constitués par] des femmes blanches, pour qui les questions de diversités culturelles et sexuelles n’ont pas toujours été des enjeux prioritaires », elle souligne aussi à quel point les questions de filiation et de transmission féministe sont plurielles. Ces thèmes reviennent plus particulièrement dans l’ouvrage de Leanne Betasamosake Simpson, pour qui l’écriture doit rendre compte des richesses que recèlent les territoires autochtones, et garder vives leurs spécificités intellectuelles et culturelles : car la littérature peut « produire des représentations à travers lesquelles des lecteurs et des lectrices autochtones [peuvent] se reconnaître, puis mieux s’inventer à leur tour », insiste Toffoli. C’est la raison pour laquelle les expressions en anishnabe qui figurent dans le texte de Simpson ne sont pas traduites en français : la langue et la culture allochtones ne seraient pas en mesure d’exprimer la richesse et la spécificité des mythes, des rites ou des croyances autochtones. Les écritures autochtones « donnent ainsi à penser l’importance, pour des communautés marginalisées, de ne plus se laisser décrire ou mettre en scène à travers les formes, les styles préconisés par des groupes dominants, de plutôt élaborer des narrations qui leur sont propres ».

 

Résister à l’appropriation culturelle ne pourrait donc être possible sans une certaine convergence de questions parallèles. D’une part, comme le montrent Simpson, Batraville et Zellars, la résistance représenterait une chance d’affranchir la voix de certaines communautés d’une longue histoire de domination et de colonisation dans l’espoir de refonder des identités constituées d’une constellation d’expériences et de modes narratifs. D’autre part, tel que le donnent à lire Abdelmoumen et Mavrikakis, il est essentiel de comprendre qu’il n’y a pas de « moi » ou de « nous » sans l’autre. De quelles façons les différentes productions culturelles s’ouvrent-elles à d’autres formes, à d’autres possibilités de prises de parole pour autrui ? Comment les textes abordent-ils la question des luttes sociales et de liberté d’expression dans le contexte francophone ? Quel « nous » peut (se) révéler (dans) le phénomène d’appropriation culturelle ? C’est en faisant cohabiter des textes qui portent directement ou indirectement sur la « dysphonie » — pour emprunter le syntagme à Mavrikakis — des versants de l’appropriation culturelle que l’on a voulu, au sein de ce dossier, rendre plus évidentes les structures qui la font proliférer, les régimes interprétatifs qui la maintiennent à l’écart de la pensée critique, de même que la façon dont les spécificités francophones peuvent y tracer de nouveaux espaces de réflexion.




[i]James V. Spickard, « Sommes-nous en train de piller les marbres d’Elgin ? Les défis de la contestation de l’hégémonie intellectuelle occidentale », La Découverte, vol. 1, n° 51, 2018, p. 61-62.