L’intellectuel dans l’espace public : censure et autocensure

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Ça parle dans nos sociétés. Ça cause, ça dénonce, ça se prononce, ça pointe du doigt, ça ostracise, ça produit du discours, des tas de mots, des millions de phrases, ça génère de la salive, de l’encre, du papier, ça s’étale dans le virtuel, ça se répand sur les écrans, dans les journaux, les revues culturelles et, à coups de subventions mirobolantes, dans les grands organismes gouvernementaux. Ça s’empile, ça s’archive, ça mémorise, ça historicise, ça se cite, ça se greffe, ça fait quelques remous, ça fait du barouf, un bruit du tonnerre, une explosion d’idées, un vrai feu d’artifice... et puis ça s’évanouit dans l’insignifiance immense, grandiose. On n’a plus qu’à applaudir... Ça provoque, ça pamphlète, ça manifeste, ça diatribe, ça libelle, ça va au front des idées. Ça n’arrête pas... la machine infernale de la pensée qui fonctionne à toute vapeur, à toute berzingue, qui perd les pédales mais qui part toujours au quart de tour et qui se couche bien fidèle à nos pieds. Il y a bien quelques moulins à vent qu’il faut empêcher de tourner en rond, il y a bien quelque guerre idéologique à mener à coups de réflexions missiles et de chars d’assaut intellectuels.

J’ai la pensée morose, j’ai la pensée triste. Comme le vin. Mon âme est mélancolique, acculée au coin d’un millénaire où toute parole me semble du prêt-à-porter, où les mots sont cadavres désuets que l’on tente de ressusciter, de suturer à même nos textes pour empêcher l’hémorragie de l’intelligence. J’ai envie de dire que c’est fini et que c’est tant mieux, parce que c’est tant pis, bien tant pis pour moi et aussi pour nous. J’ai envie de dire qu’il n’y a plus grand-chose à faire, que la rumeur intellectuelle m’assomme, que je n’ai rien à dire et encore moins à entendre.

Il me semble que j’ai déjà rêvé. J’avais dix-huit ans. J’entrais à l’université. Je voulais devenir intellectuelle. Il semble que j’avais un rêve et, bien sûr, durant les vingt-quatre dernières années, je n’ai fait que des cauchemars. Je suis devenue tout ce que je déteste et que je continuerai à exécrer. Je ne peux plus supporter le moindre contact amical avec mes collègues et mes contemporains car je vois dans les yeux de tous la lâcheté et la résignation qui me caractérisent et que j’enterre à même mes multiples activités professionnelles... J’avais un rêve, oui... Lire des livres, en écrire. Je ne produis que des morts-nés. Des interprétations faites à la va-vite, à la va comme je te pousse, des écrits dont j’ai perpétuellement honte. Des étudiants à qui je ne sais pas quoi dire, sauf qu’ils sont tout ce que j’espère, mais voilà... j’ai tout oublié, précisément tout. Je ne fais que dans l’avorton, l’embryon sanguinolent et sacrifié.

Il me semble que nous avions un rêve et je ne vis plus que dans les fragments, les débris, déchets de mes idéaux. Je prends allègrement tous les radeaux de la Méduse de mes aspirations et je navigue, amusée, vers un désespoir absolu. Allez, vogue la galère. Bien sûr que je fais dans l’apocalypse, dans le crépusculaire et dans la vie qui s’éteint, bien sûr que je suis toujours en rage, perpétuellement bougon et que je râle, que je rouspète contre vents et marées. Mais qu’est-ce que vous voulez? Que je participe à tout le gâchis, sans même gueuler? J’peux pas. Ça, j’peux pas. Bien sûr que je suis nostalgique... mais pas du passé, surtout pas du passé. Je suis nostalgique de l’avenir, parce que ça, je l’ai éradiqué, mais ce qui n’aura pas eu lieu devra aussi régler ses comptes avec ma mémoire.

Il me semble que j’avais un rêve et que je cours le monde pour le retrouver. À perdre haleine, colloques, revues, institutions, textes, cours, discours, conversations, salons, divan, télévision, cinéma, cultures, dans tout cela je cherche, je farfouille, je fourgonne. Dans tout cela, je patauge en pensant qu’« on ne sait jamais, que peut-être là, quelque chose se passera, si je fais attention, cela aura peut-être lieu, non »? Je fais les poubelles du futur en quête de l’esprit qui ne vient plus à ceux qui l’attendent. Je suis dans la soif de l’avenir et rien ne me désaltère. Plus je bois et plus ça me manque. Une douleur : l’âme qui se meurt.

Il me semble que j’avais un rêve et que je l’ai foulé, bafoué, méprisé, réduit en charpie, en roupie de sansonnet.

Il me semble que je voyais grand, que je voyais fou, que je voyais davantage et encore plus encore.

Et tout ce que je ne dirai pas. Parce qu’il faut bien que je me censure. Oui, ça... c’est ce qu’il me faut.

(dossier dirigé conjointement
par Thierry Hentsch)