L’Extrême-Orient ou la destinée de l’écriture

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« Go East, young man! », a lancé Jean Marcel dansJérôme ou de la traduction. Cet appel résonne dans nos oreilles à la fois comme une invitation et l’aveu de la séduction exercée par l’Extrême-Orient sur l’écrivain. Si cette interjection se donne à lire également comme une récusation de l’Occident, c’est que l’auteur, non sans raison, s’est établi en Thaïlande, pays dont il parle magnifiquement, comme du sien (!), dans son dernier ouvrage, Lettres du Siam. Pourtant, il n’est pas le seul à vivre l’attrait de la civilisation, de la pensée et de la société asiatiques. Cette fascination souvent profonde, bouleversante, est-il possible de la traduire par des mots? Comment considérer son expression dans son rapport à la littérature québécoise, française et francophone d’origine asiatique? Comment la lire par rapport à l’ensemble de la littérature pratiquée actuellement, ici et ailleurs?

La littérature québécoise s’est enrichie en effet, au cours des dernières décennies, d’une dimension qui, avant les années 1960, faisait figure d’exception (comme en témoigne l’œuvre d’Alain Grandbois), était reliée essentiellement à des voyages à caractère religieux, ou encore résultait de la fébrile imagination du poète, tel Arthur de Buissières, au début du XXe siècle. Aujourd’hui, le phénomène orientaliste québécois est d’autant plus intéressant qu’à part l’attirance de nombreux voyageurs pour le Japon, la Chine ou le Vietnam, il relève aussi de l’expression esthétique des écrivains asiatiques, dont Aki Shimazaki, Ying Chen et Ook Chung. Tout en étant tournées vers leurs pays et leurs cultures d’origine, les œuvres de ces nouveaux venus nous racontent-elles l’histoire d’une autre séduction (ou de la nécessité de l’exil)?

Dans une perspective plus élargie, on pourrait se demander si la dimension orientaliste ne revêt pas une valeur symbolique pour l’écrivain québécois, après que celui-ci eût cultivé le lien ombilical avec l’Europe, apprivoisé le Nord (ne serait-ce qu’en tant que mythe) et exploré récemment son ascendant américain. Ou faudrait-il y voir avant tout l’effet de la mondialisation culturelle avec tout ce que ce phénomène implique en tant qu’échange, rencontre et choc culturel?

Il est peut-être illusoire, de nos jours, de persister à concevoir l’Extrême-Orient en dehors de l’Occident, conformément à une historiographie traditionnelle et ethnocentrique qui réduit par ailleurs le sens de l’expression, malgré la valeur presque mythique de celle-ci, à quelques pays seulement de l’Asie. Depuis le milieu du XIXe siècle, depuis la naissance de la fameuse question de l’Extrême-Orient, comme de celle du Proche-Orient, l’Orient, en tant que représentation et culture s’enracine progressivement, tantôt dans l’attirance, tantôt dans le préjugé, au sein de l’identité occidentale pour en être aujourd’hui, sans aucun doute, partie intégrante. Du point de vue culturel et littéraire, plus que n’importe quel autre, l’Extrême-Orient se meut dans l’imaginaire comme une nébuleuse dont la complexité et la fonction sont encore à explorer.

La plupart des collaborateurs de ce dossier ont tenté d’explorer et d’élucider, ne serait-ce qu’un peu, le caractère multiforme de la représentation particulière de « l’Ailleurs » dans la littérature francophone inspirée de manière directe ou indirecte des cultures asiatiques. La mouvance, le déplacement continuel, traits quasi mythiques attribués souvent aux cultures asiatiques, s’avèrent-ils aussi jouer un rôle capital dans les expressions esthétiques orientalistes, qui se donnent souvent à lire dans une modalité transitive?

Comme l’a saisi Kyung-Ok Kim, à l’occasion de sa réflexion sur le roman La jalousie des fleurs de la franco- coréenne Ysabelle Lacamp (établie depuis de longues années en France), l’Extrême-Orient se révèle-t-il être, à l’image d’« un voyage sans retour », le catalyseur d’une métamorphose identitaire où « la rencontre rêvée avec l’Autre [nous] plonge dans un sentiment ambivalent et pousse à l’introspection »? Dans le cas de Gilles Jobidon, auteur de La route des petits matins, écrire et imaginer (inventer) l’Extrême-Orient, même si l’acte créateur tire sa force de l’expérience sensible, conduit étonnamment, par des détours inattendus, à l’ouverture à un monde à caractère spirituel. Est-il surprenant dans ce contexte, qui témoigne de la diversification de la perception et invite à établir des approches comparatistes, que l’orientalisme emprunte parfois la passerelle américaine, celle d’un Whitman, dans le cas de Jobidon, et, dans le cas de la traduction, s’inspire de l’appréhension nord-américaine de la sagesse orientale? Anna Ghiglione relève à propos deConfucius, de Charles Le Blanc, qu’il représente quelque chose de nouveau : « un pont conceptuel fécond entre trois mondes — la Chine, l’Europe et l’Amérique du Nord ». Nicolas Mavrikakis s’intéresse au travail des artistes René Donais et Jean-François Leblanc pour interroger, à partir de la notion d’emprunt, la complexité des échanges culturels entre Orient et Occident. Michel Peterson, quant à lui, analyse pertinemment les liens complexes qui unissent la psychanalyse, les neurosciences et l’« occidentalisme » au yoga et à la sagesse chinoise du bouddhisme et de l’hindouisme, voyant dans cette rencontre une « volonté de compréhension qui génère de grandes espérances ».

La représentation orientaliste peut-elle souffrir néanmoins de cette réarticulation multiple, qui la mène parfois vers une apparente désinvolture face à l’altérité? Telle est la question que pose Jean Levasseur, selon qui « faire abstraction de toute réalité asiatique » ne peut que tromper le lecteur en lui faisant voir l’Autre-Orient et non pas l’Orient de l’Autre. Il n’en reste pas moins que les modalités de la manifestation esthétique de l’Extrême-Orient sont innombrables. En commençant par le reflet du propre regard qui, en soi, chambarde souvent la perception, comme en témoigneQuatre mille marches de Ying Chen, lu par Anne Thibeault-Bérubé, dans une perspective qui permet de voir « une curiosité obsessive envers sa propre vérité », vérité d’autant plus cruciale que celle de l’Extrême-Orient, par-delà des lieux communs vite dissipés devant un regard plus attentif, semble se dérober à toute vérité. Et en terminant par le voyage de la fin (plutôt que par la fin du voyage) dont Nicolas Bouvier a fait l’expérience, selon le commentaire de Pierre Rajotte : « Sur un plan dialectique, la fin de quelque chose n’est jamais que son début, et “la fin des voyages” favorise le début non seulement d’autres voyages, mais bien de voyages autres », soit des voyages ultimes vers l’Autre. Vers l’Autre qui n’est plus ailleurs. Compte tenu d’une telle destinée, il ne nous reste peut-être qu’à nous dire que « rien n’égale et rien ne vaut le spectacle de la route », tout banal qu’il puisse être, et la découverte par soi-même de « ces non-lieux que le voyage tient pour nous dans sa manche ». Qu’il n’y a que l’Orient.