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Que ce soit par masochisme, esprit de contestation ou, tout simplement, par envie de penser, nous avons choisi d’intervenir sur une question délicate et taboue, sur ce qui nous semble être un point de résistance et d’aveuglement : les nouveaux conflits générationnels. L’emploi du pluriel laisse déjà une ouverture, car les enjeux sont, comme toujours, multiples, complexes et nuancés. Pourquoi insister sur les nouveaux paramètres de la roue de la transmission, sur l’actualité de nos rapports à la filiation? Si les conflits générationnels « existent depuis toujours », rappelle Stéphan Gibeault, «rarement auront-ils été si prononcés qu’entre lesboomers et la génération X». Le regard sévère que porte en ces pages Nicolas Houde-Sauvé sur les baby-boomers et la «part sombre » de leur héritage le rappelle avec force. Il semble donc nouveau ou, à tout le moins, très particulier, d’entretenir à ce point, dans l’espace public, le déni du caractère conflictuel des relations intergénérationnelles. S’il n’est pas d’abord littéralement refoulé et évité, voire rejeté par une accusation de «jeunisme», le discours sur ce thème évoque la plupart du temps l’importance d’une alliance entre la jeune génération et la sagesse de ses aînés. Or la part conflictuelle est dans la nature même du legs et la nier, c’est étouffer du coup la polis, le politique, c’est-à-dire la vie, le mouvement d’une société. «Les conflits de génération sont sains, les idées, les projets, les envies, les désirs ne peuvent être identiques que dans les sociétés traditionnelles», fait remarquer Jacques Godbout dans l’entretien qu’il accorde à Olivier Parenteau. «Mais il ne sert à rien de provoquer des conflits artificiels», précise-t-il en retour.
Bien sûr, le concept contemporain de «génération» est douteux, flou, maladroit — quand il n’est pas tout simplement jugé « inutile » au regard des déplacements qu’il a connus au cours de l’histoire — et il tend souvent vers des généralisations abusives, vers des «formules trop commodes», des « raccourcis qui nous permettent d’exister sans trop perdre de temps…», écrit Mélikah Abdelmoumen. Le concept apparaît donc ici comme une fiction, un artifice qui donne à penser, mais aussi, par ailleurs, comme une volonté de ne pas fermer les yeux sur les dimensions historiques et singulières, au nom d’un scénario œdipien réduit à une universalité transcendantale et immuable.
Car il y a nouveauté, différence : à écouter l’air du temps, il ne s’agirait plus de léguer un monde différent, qui se transforme, mais bien de remettre en question l’avenir même, comme si, pour la première fois, une génération héritait de la fin du monde. «Par-delà les critiques nécessaires, ce mépris pour le monde dans lequel nous vivons opère un glissement symptomatique et se déplace sur “les jeunes d’aujourd’hui”, les prétendus représentants de notre société dite matérialiste et décadente», écrit Nicolas Lévesque. Pourquoi présenter ainsi le changement comme un déclin, la descendance comme un décès? Après moi, le déluge ? Un héritage, fait remarquer Martin Jalbert, qu’il soit «collectif ou individuel, n’existe comme tel qu’à partir du moment où des sujets acceptent d’en prendre possession et de le transmettre à leur tour, même partiellement».
Si nous reproduisons dans ce dossier deux extraits des «Salicaires» de Jacques Ferron, c’est bien entendu dans l’espoir de donner à lire la force et la beauté d’un des textes les plus bouleversants de notre littérature, mais aussi parce que l’auteur y assume, au nom de sa génération, quand bien même à «contrecœur», la culpabilité et la responsabilité «d’un monde qui se divulgue jaune, sale, laid, différent de ce qu’il a toujours été». Devant les bouleversements de société qu’il contemple avec désarroi, l’auteur n’affiche plus sa superbe, mais se tient «sur la rive du passé dans l’attitude d’un malheureux coupable», inquiet de l’héritage amoindri qu’il laissera en partage. Cette posture tranche nettement avec celle d’une génération qui, aujourd’hui, se plaît au contraire à «dénoncer ceux qui renouvellent l’humanité par eux-mêmes, à tâtons, du mieux qu’ils peuvent, même en garrochant des cailloux contre le ciel».
X et Y : quels parents donneraient un tel nom à leurs enfants? Une question qui en appelle une autre : quels enfants accepteraient d’être ainsi réduits à l’état de variables anonymes ou de chromosomes ? Comme le souligne Maïté Snauwaert, «une génération ne peut pas être “X”, […] anonyme, impersonnelle […] ; elle ne peut être que bizarre, curieuse, étrange […], comme tout ce qui est nouveau, comme tout ce qui n’a pas encore pu être et qui pourtant est déjà». En cette matière, n’est-ce donc pas d’abord à la relève de se lever, d’« émerger » comme le rappelle Patrick Poirier, de faire entendre son histoire, son existence et son cri ? «Sommes-nous condamnés au silence», demande Martine-Emmanuelle Lapointe, «à la patience des désœuvrés, des sans-projets qui, peut-être un jour, finiront par prendre la place laissée par leurs prédécesseurs ?» Ou serions-nous plutôt «une génération à laquelle on a si bien appris à remplir les bacs verts qu’elle éprouve le besoin frénétique de recycler jusqu’à son folklore ?», écrit pour sa part Sandrina Joseph.
Ce dossier, il va sans dire, tenait à rompre ce silence, à donner la parole à certaines de ces voix, non dans l’espoir de faire entendre le chant harmonieux — acrimonieux? — d’un quelconque chœur générationnel, mais bien avec la profonde conviction que résonnerait au contraire une familière mésentente, une dissonance caractéristique des générations X et Y, et de l’impossible communauté qui semble être leur partage. «Une génération, plusieurs voix?», pourrions-nous peut-être affirmer, paraphrasant ici le titre de l’entretien que nous propose Sylvano Santini avec deux membres des Éditions Rodrigol. Les jeunes écrivains et critiques auxquels nous avons fait appel témoignent d’emblée de la pluralité des voix que donnent à entendre les générations X et Y.
Que pourrait être, dès lors, la signification du mot «génération»? Pointe-t-il moins, comme le suggère Mathieu Arsenault, «vers un principe de communauté que vers un espoir d’identité et de subjectivité»?
Aurions-nous donc l’espérance en partage? Que l’espérance?