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Une mémoire qui s’invente
Avènement de l’instant
Le mouvement dans lequel s’érige
Et se défait l’être total
Conscience et mains pour saisir le temps
Je suis une histoire
Une mémoire qui s’invente
Je ne suis jamais seul
— Octavio Paz, « Vrindaban »
Les nouvelles technologies génèrent des chassés-croisés entre les langues et les littératures, pour permettre à la pensée de se nourrir à même la diversité culturelle que nous laisse entrevoir l’abolition des frontières au sein de l’espace virtuel. Or, dans quelle mesure les discours et les objets culturels mexicains transforment-ils nos manières de voir? Hormis les contributions de quelques études spécialisées, et bien qu’il soit possible de reconnaître la présence d’une référence mexicaine dans la littérature québécoise (chez Louis Hamelin, Francine Noël, Claude Beausoleil, José Acquelin et Roger Magini, parmi d’autres), peu de pages sont consacrées à la réception de textes dont la diffusion est tributaire d’une traduction encore sous perfusion. Si quelques initiatives ont permis d’ouvrir à cette altérité — et il convient à cet égard de reconnaître le mérite de certains éditeurs —, force est de constater que la sphère discursive et artistique de ce « partenaire » économique qu’est le Mexique demeure encore la terra incognita de notre curiosité intellectuelle.
En prenant pour point de départ la pointe de l’iceberg que représentent les traductions françaises réunies dans ce dossier, les collaborateurs se sont interrogés sur les enjeux culturels qui se dégagent du frottement entre les impératifs de la modernité et la pérennité des traditions toutefois en transformation tant dans les créations individuelles que collectives. Ainsi Pierre-Yves Soucy s’intéresse au travail anthologique de Claude Couffon et de René Gouédic, pour relater l’histoire de la poésie mexicaine du XXe siècle en retraçant ses réseaux d’influences internes et externes. De l’invention de la tradition sacrificielle aztèque et du mythe de la Malinche à la réinvention fictionnelle de la figure du révolutionnaire par le sous-commandant Marcos à travers le Quichotte de Cervantes, le spectre de la lecture offre dans ces pages des manifestations diverses du rapport à la mémoire historique avec laquelle compose également la nouvelle génération de romanciers nés dans les années 1960. Il en est ainsi de Mario Bellatin qui dramatise les conflits entre héritage local et modernité occidentale par l’artifice d’un faux roman japonais, tout comme de Fabrizio Mejía Madrid qui restitue à la « Joyeuse apocalypse » de Mexico ses temporalités multiples, préhispanique, coloniale et moderne. Dans tous les cas, ont été mis en valeur les phénomènes d’hybridité culturelle qui contribuent fort différemment au renouvellement des pratiques symboliques.
Le Cubain Alejo Carpentier reconnaissait dans l’étrange proximité de plusieurs époques, esthétiques et traditions, réunies en un même espace hétérogène, un baroque ou un réel merveilleux inhérent au paysage culturel américain, à l’appréhension de celui-ci par sa représentation. La fortune de cette conception de l’identité latino-américaine est maintenant bien connue. Dans Le miroir enterré (1994), Carlos Fuentes a en ce sens illustré le double héritage d’une culture métisse qui résulte d’un syncrétisme entre l’Ancien et le Nouveau monde. Cela étant dit, le contact des cultures implique des rapports de diverses natures entre les identités ou les traditions en présence qui ont été abordés fort différemment par d’autres à travers les notions de créolisation (Édouard Glissant) et de transculturation (Ángel Rama), par exemple. Pour sa part, le Mexicain d’adoption Néstor García Canclini envisageait ces rapports en fonction d’une perspective transactionnelle où prennent place des stratégies variées de négociation « pour entrer et sortir de la modernité ». C’est ainsi qu’il désignait dans Culturas híbridas (1989) le double mouvement d’aller et retour, de fascination et de répulsion, d’emprunts et de rejets qui permet de transiger selon différentes modalités avec les lignes directrices de la modernisation socioculturelle et technologique.
Si le mot « hybridité » était utilisé par Pline l’Ancien pour désigner le migrant arrivé à Rome, comme le fait remarquer García Canclini, il est maintenant applicable aux nouveaux phénomènes identitaires qui constellent la frontière commune au Mexique et aux États-Unis. Toutefois, il peut être associé plus largement aux déplacements au sein du vaste territoire de la culture mexicaine qui impliquent des rapports de coexistence, d’interaction et d’accommodement non seulement entre traditions et modernité, mais également entre les signes de l’identité et ceux de l’altérité, entre cultures d’élite et populaire, hégémoniques et minoritaires. C’est dans cette perspective que Jean-François Côté fait la recension de Diferentes, desiguales y desconectados, dernier livre de García Canclini qui traite de la problématique interculturelle dans les Amériques et des défis que celle-ci pose à la pensée.
L’hybridité culturelle renvoie à différentes variantes du rapport à la tradition en fonction desquelles la mémoire mexicaine s’invente dans la diversité. Qu’elle reconduise au grand ensemble de la culture occidentale, contribue à un ré-investissement de l’imaginaire pré-hispanique ou traduise une subjectivité qui se trouve au confluent de plusieurs héritages, l’identité s’en trouve passablement complexifiée. C’est ce qui ressort de l’ensemble des contributions à ce dossier, notamment de celle de Michel Gonneville qui nous introduit à la musique contemporaine des compositeurs Mario Lavista, Salvador Torre et Armando Luna. La transcription des propos de ces derniers sur leurs démarches artistiques reflète en l’occurrence des façons d’être au monde, des modulations de la culture mexicaine. L’entrevue que la critique littéraire Fabienne Bradu a réalisée à Mexico avec Juan Villoro (1956-) est à cet égard révélatrice d’une sensibilité cosmopolite de l’écrivain qui commente El testigo, son dernier roman encore inédit en traduction française dont nous sommes par ailleurs heureux de publier deux extraits. Depuis le regard distancié que procure l’exil, l’identité s’y trouve médiatisée par la mémoire du narrateur qui met en scène le retour vers le Mexique, une ré-appropriation de l’origine.
Le thème du retour à l’une « des rares villes où il est possible de se perdre, complètement, pour toujours »,écrivait Villoro à propos de Mexico (Le maître du miroir,2001), est aussi le déclencheur de la mise à l’épreuve de l’identité et de la culture dans la chute atemporelle de Tenochtitlán imaginée par Gustavo Sainz (1940-) dans Sentences (2005), roman pour lequel l’auteur a obtenu le prix Québec-Mexique. Comme Homero Aridjis, dont il est également question dans un article signé par Mauricio Segura, Sainz fait partie de cette génération de romanciers qui a suivi de près, avec plus de discrétion sur la scène internationale, celle du boom latino-américain auquel appartenait Carlos Fuentes qui, comme le précisait José Donoso, aurait pu affirmer sans ambages : le boom, c’est moi.
Au moment même de conclure la présente introduction, Fuentes publiait d’ailleurs Le siège de l’aigle, second roman du « Temps politique » amorcé avec La Tête de l’hydre (1978) qui s’inscrit dans le projet global de « l’Âge du Temps » comprenant les publications passées et encore à venir de vingt-huit titres au total. Tout en rendant hommage au créateur qui n’a cessé de renouveler l’expérience formelle d’un livre à l’autre, le romancier Louis Hamelin affûte son point de vue dans un style polémique pour remettre en cause quelques présupposés qui sous-tendent l’analyse faite de la politique étatsunienne par l’essayiste dans Contre Bush. Restent les grands absents, dont Sergio Pitol, lauréat en 2005 du prix littéraire Cervantes (certains de ces livres étant déjà parus aux éditions Gallimard et Les Allusif). Sans prétendre faire un portrait de la culture et de la littérature mexicaines, nous avons toutefois cherché à rendre compte de son inventivité à travers quelques exemples qui, tels les figures mobiles de l’artiste Iker Vicente ponctuant ce dossier, forment« de façon fragmentaire un ensemble de possibilités ».