La poésie morte ou vivre

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« La poésie est partout où l’on sait la faire sourdre et c’est peut-être en la cherchant trop exclusivement, en s’efforçant de l’obtenir seule, détachée de tout corps, […] qu’on risque davantage de ne pas la trouver. »

Roger Caillois, Approches de la poésie

Professeurs qui enseignons au cégep, nous avons pu observer au fil des ans que les recueils de poésie occupent la portion congrue de la liste des œuvres mises au programme des cours de littérature, lorsqu’ils n’en sont pas tout à fait absents. Il semble qu’un pareil sort lui soit réservé entre les murs des universités, comme le constataient les participants du colloque De la poésie et des signes qu’elle catalyse (Université de Montréal, 2016). D’où vient cette réticence ? Serait-elle engendrée par la forme même du vers, libre ou régulier, par la langue poétique, qui paraissent étrangers à la prose du quotidien – et à celle du roman, genre-roi de la littérature contemporaine – et qui provoquerait d’emblée l’impression d’une illisibilité ? Il semblerait que ce soit le cas, puisque l’institution littéraire elle-même semble faillir à rendre la forme poétique familière. Hors des cadres scolaires et universitaires, sur diverses plateformes (émissions radiophoniques, sites Internet, festivals, marchés de la poésie, etc.), la poésie fait certes parler d’elle, mais elle est le plus souvent réduite à ce que tel poème communique (comme message, émotion, thème), sans que soit considéré le travail formel du poète, indissociable de ce qu’il cherche à transmettre. Autrement dit, on lit la poésie comme on lirait de la prose.

Nous avons été curieux de voir si les mêmes constats apparaissaient dans les ouvrages critiques actuels consacrés à la poésie, tant dans les milieux anglo-saxons que francophones. Or, il n’a pas été nécessaire de chercher bien longtemps pour prendre acte de la présence obsédante d’une référence à la « peur », qui revient sous la plume d’un bon nombre de chroniqueurs, de critiques et de poètes : Qui a peur de la poésie ?, Petit guide de survie pour s’initier à la poésie, Les poèmes ne me font pas peur, Coping With Metrophobia or the Fear of Poetry sont autant de titres parus récemment. D’autres trahissent une grande inquiétude quant à l’avenir de la poésie : À quoi sert la poésie ?Why Poetry?, La poésie est-elle en péril ? Il arrive aussi que le constat de cette désaffection du public pour la poésie prenne un tour plus polémique. En 2013, la une du quotidien Libération reproduisait en gros caractères les propos suivants de Houellebecq, poète et ardent défenseur du genre : « Le monde n’est plus digne de la poésie ». Quatre ans plus tard, le poète américain Ben Lerner s’interrogeait en ces termes dans un essai au titre évocateur, La haine de la poésie« Quel genre d’art pose comme condition de son existence un mépris total ? » Ces propos, qui invitent au débat, sont prononcés par des auteurs qui prennent à bras-le-corps le lieu commun selon lequel la poésie est un genre mal-aimé et, surtout, qui ne se font pas les porte-paroles du cliché voulant que la poésie soit un art rare, supérieurement exigeant, réservé à une élite intellectuelle raffinée.

Plusieurs auteurs des ouvrages recensés ici ambitionnent avant tout de (re)valoriser la poésie et d’en encourager la lecture, prenant le relai d’une institution dont plusieurs n’attendent plus rien. La poésie comme mauvais souvenir scolaire est d’ailleurs un motif récurrent, bellement formulé par l’essayiste François Leperlier : « Quant à donner goût à la poésie, voilà qui était assez extérieur à mes maîtres d’alors, plutôt modestes et perplexes, habitués à aller puiser dans un choix préétabli sinon canonique. » D’où, chez certains, le recours à un discours pédagogique assumé – et non moins savant – qui vise à réhabiliter le genre en proposant des clés de lecture et des guides pratico-ludiques, en partageant des expériences de lecture (Adam Sol). On sent chez eux la volonté d’entretenir un rapport décomplexé aux approches plus traditionnelles et formalistes de la poésie (Poupart). Ils se font aussi un malin plaisir d’abattre les frontières qui séparent les grands textes des « mineurs » et passent sans vergogne des poèmes canoniques à ceux qui s’affichent sur la twittosphère (Stephanie Burt).

Une part de la critique n’a cependant pas renoncé aux ouvrages de référence ancrés dans une tradition plus franchement universitaire. Les auteurs de ces livres, s’ils reconnaissent le désormais faible pouvoir d’attraction de la poésie, passent outre. S’adressant spécifiquement à des spécialistes ou à des amateurs éclairés, ces livres prennent la forme d’ouvrages savants, dans lesquels sont abordées des œuvres poétiques pointues en fonction de perspectives critiques non moins resserrées, ou de sommes érudites plus historiques, qui proposent des « panoramas » en embrassant des corpus plus vastes. Quand ces dernières sont consacrées à la poésie contemporaine, il apparaît que les poètes ne manquent pas à l’appel malgré un lectorat certes réduit et l’« urgence » qu’il y aurait à la sauver de l’oubli. Si, comme l’écrit Michel Collot, le paysage de la poésie française contemporaine est « brouillé », c’est bien parce que les poètes sont nombreux à y circuler.

Il n’en demeure pas moins que pour la plupart, l’acte de baliser des sentiers interprétatifs ou à cartographier le champ poétique contemporain est indissociable d’une parole « subjective » qui, par le biais de lectures ou d’essais littéraires spéculatifs, fait la part belle à une aventure absolument singulière, celle du lecteur de poèmes qui s’en nourrit. Même au cœur d’un ouvrage à prétention scientifique comme un « Que sais-je ? » apparaît un sujet-lecteur (Maulpoix), rappelant ainsi que la poésie est un genre qu’on peut simplement commenter.

Sans grande surprise, les auteurs des ouvrages recensés ici rappellent tous, chacun à leur manière, la nécessité de la poésie et l’importance de sa survie. Tous trouvent le moyen de dire qu’ils sont remués par sa lecture. Qu’ils déploient un discours critique ouvertement intuitif et viscéral, rappelant que la poésie (surtout la très contemporaine) est quelque chose qui prend aux tripes, ou qu’ils demeurent attachés à une écriture plus savante, déterminant ainsi un rapport plus cérébral à la langue poétique (et plus particulièrement à celle d’auteurs canoniques), tous admettent qu’elle agit sur eux, qu’il existe bel et bien une concrétude du poème. Nous disions plus haut que le roman est le genre-roi de la littérature contemporaine : qu’on nous permette de filer la métaphore et d’affirmer qu’en regard des articles rassemblés dans ce dossier, s’il arrive à la poésie de passer pour une reine sans royaume, cette dernière n’en est pas pour autant découronnée.