La littérature Canadienne en question(s) ?

Retour au numéro: 

Que traduit-on quand on traduit la littérature du Canada anglais en français ? La traduction, la visibilité et la mise en marché sont-elles des conditions suffisantes pour la création d’un lectorat ? Peut-on continuer à parler sans rire de deux solitudes, de grands espaces, de nature sauvage, ou de mésentente sur le bilinguisme officiel comme étant des conditions suffisantes pour résumer des œuvres qui — les lecteurs le savent bien — circulent et résonnent aujourd’hui en dépit de ces poncifs ? On le reconnaîtra : il y a toujours le spectre politique, tantôt opaque, tantôt diaphane, en trame de fond de tout ce qui s’appelle littérature au Canada. On le reconnaîtra aussi : ça n’empêche personne d’écrire. Mais c’est à croire que cela en a entraîné plusieurs à ne pas lire. L’ouvrage classique de l’histoire des littératures au Canada — le seul ayant envisagé une histoire polyphonique plutôt qu’univoque ou bilingue — s’intitule Five-Part Invention: A History of Literary History in Canada. Il a été écrit par E. D. Blodgett, spécialiste anglophone de la littérature québécoise. En 2012, il a enfin été traduit au Québec1. En a-t-on vu ne serait-ce que la mention dans les médias ? Peut-on envisager une critique en phase avec notre temps pour les œuvres du Canada anglais qui existent aussi en français ? Oui, mais il faut chercher des résonnances neuves. 

 

Ce dossier est né d’un constat. Dans les dernières années, la présence et la visibilité des auteurs canadiens-anglais publiés en français se sont nettement accrues. Cela s’observe dans les deux pôles principaux de la francophonie, la France et le Québec, bien que le nombre d’éditeurs québécois impliqués soit frappant en lui-même. Il suffit de penser aux Éditions Alto fondées il y a peu et dont Daniel Grenier rappelle ici que le succès est dû à la volonté assumée de faire exister des auteurs anglophones en traduction québécoise, quand parfois certains, comme le très célébré Rawi Hage, habitent Montréal. Les Éditions du Boréal produisent maintenant des coffrets qui réunissent par trois les livres d’écrivains canadiens importants. De fait, peu de livres aboutissant dans les listes courtes annuelles des trois grands prix fort médiatisés que convoitent les éditeurs (le Prix du Gouverneur général, le Rogers Writer’s Trust et, surtout, le Scotiabank Giller Prize) échappent aujourd’hui à la traduction française. Qui plus est, cela a lieu dans une conjoncture étrange : au moment où les industries canadiennes-anglaises de l’édition et de la vente au détail sont au plus bas, et où celles du Québec, avec leur relative résilience et leur indéniable diversité, sont souvent citées en exemple à l’ouest d’Ottawa. 

Il presse d’interroger cette visibilité sans précédent et le caractère « décomplexé » de cette mise en marché francophone qui touche pour la première fois le phénomène de cohésion critique, publicitaire et national existant depuis longtemps dans le Canada anglais sous le diminutif de « CanLit ». La traduction en français de la littérature canadienne-anglaise est sans aucun doute appelée à s’accroître ; il est clair, selon nous, qu’elle rendra moins étanches pour le public les frontières entre auteurs québécois et canadiens. Cela dit, les cloisons culturelles et politiques ne tombent pas du jour au lendemain. Ce sont plutôt leur intensité et leur malléabilité qui se transforment sous nos yeux. C’est pourquoi une foule de questions demeurent.