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On dit d’une chose qui, subitement, ne se laisse plus ni toucher ni entrevoir, qu’elle est disparue. Quant au sujet, témoin du phénomène, il est saisi par un vide inexpliqué. Une énigme. L’existence de l’objet à jamais perdu est dès lors tributaire de la trace qui agit comme l’indice de ce je-ne-sais-quoi oscillant sur l’horizon personnel du manque. Ce qui est en jeu dans la disparition échappe par ailleurs aux rets du langage pour demeurer insaisissable. Georges Perec a traduit cette expérience par un lipogramme sans « e » dont la portée signifiante va bien au-delà de la simple aventure formelle. « Il y avait un manquant, écrit-il, [i]l y avait un oubli, un blanc, un trou qu’aucun n’avait vu, n’avait su, n’avait pu, n’avait voulu voir. On avait disparu. Ça avait disparu. » L’omission de la lettre renvoie à l’inexprimé qui exerce sa fascination. Comment ça se manifeste-t-il dans son absence? Si la disparition est une métaphore pour dire cette absence, son expérience radicale, son expression est multiforme. Elle apparaît dans les pages de ce dossier sous différents angles, telle une seule figure aux traits variés qui rassemble en elle tout ce qui meurt à lui-même, trahit son appartenance au Temps où s’écoulent, comme dans un vaste entonnoir, les vies individuelles, les paysages, les cultures, l’Histoire (dont certains déclinent la fin), voire l’humanité. Quoique la disparition déjoue ce qu’on peut en dire, elle s’impose pourtant dans son caractère spectral; elle reflète un vécu qui fait sens et qui s’offre à lire dans l’expérience esthétique, à représenter, à interroger par l’écriture qui fait trace.
Mémoire et deuil de l’origine, de l’enfance perdue, du parent, de l’amant, de l’enfant disparu. Dans l’espace déserté du présent, où sont-ils donc tous passés? La perte d’un être cher, de l’irremplaçable, signe notre propre mort. Comment le texte arrive-t-il à exprimer le désarroi face à l’irréversible? Qu’est-ce qu’écrire dans l’inconsolable? En retraçant avec empathie le deuil de la femme aimée, pour nous reconduire sur cette autre scène théorisée par la psychanalyse, Nicolas Lévesque met en valeur comment « la littérature peut prendre part au travail du deuil » dans Dernier automne de Pierre Monette. Pour sa part, Marie Claire Lanctôt Bélanger retrace la manière dont les textes d’Antoine Billot et de Philippe Forest sont marqués par « la mort enfant », disparition qui permet d’entendre une poésie de l’absence et un appel à l’écriture.
Comment l’imaginaire rejoue-t-il la disparition et quel est le sens de celle-ci? François Paré attire notre attention sur l’imaginaire de la trace à partir duquel le paysage culturel ne s’énonce plus que dans la mesure où il signifie le manque chez l’écrivain suisse Julien Dunilac. C’est alors « au cœur de la disparition, dans son histoire, que se trouve la clé de tout surgissement du sens ». Pour Pierre Ouellet cependant, qui réfléchit sur le voyage dans La traversée de l’Europe par les forêts d’Alain Fleischer, « [on] ne disparaît pas réellement, même au loin, même absent : on “apparaît” ailleurs ou autrement »; le sens de la disparition est en l’occurrence cela même que « tout homme doit posséder pour [...] donner de l’art à son propre monde ». En rendant compte de la lecture que Frédérique Bernier propose des essais de Jacques Brault, Jacques Audet commente en ce sens les stratégies qui visent à la dissolution du sujet dans la voix poétique.
Pour J.B. Pontalis, l’analyse, le rêve et l’écriture, en faisant réapparaître les disparus, en nous livrant aux morts en quelque sorte, nous permettent d’échapper à la fatigue causée par le fait de persister en ce que nous sommes, pour nous conduire à « [nous] fausser compagnie » (Fenêtres). Or, c’est un résultat contraire que vise Camille Laurens selon Sophie Létourneau, puisque la figure narcissique de l’auteure apparaît dansCet absent-là grâce à l’occultation d’autrui générée par l’écriture. La réflexion sur l’image, sur la dynamique d’absences et de présences qu’elle implique, est certes une donnée incontournable du rapport à la disparition. Sylvie Boyer attire notre attention sur la photo « reliquaire » telle qu’elle la conçoit dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux et Marc Marie, et qui, d’abord associée à une pratique érotique, donne à penser la disparition.
Sur l’horizon personnel de celle-ci, se détache la mère de Perec, Cyrla Szulewicz, déportée le 11 février 1943 en direction d’Auschwitz. L’inouï, la « solution finale », pose le problème non pas tant de la mémoire des disparus que de celle de la disparition même, de son instrumentalisation ou de cet acte totalitaire d’oblitération de l’autre dans sa généalogie, son origine, sa langue et sa mythologie, et dont l’histoire récente a par ailleurs démenti le « plus jamais ». Dans la mémoire collective, victimes des génocides et disparus politiques forment des blancs, des trous constitutifs de notre rapport à l’Histoire : quelque chose demeure là qui demande à être symbolisé. Or, comment en conserver la mémoire si, pour la suite du monde, l’histoire familiale, le quotidien doit composer non seulement avec l’oubli, mais aussi avec l’absence des traces réelles des disparus? Lorsque la mémoire même de la disparition disparaît, le récit de transmission peut-il encore se constituer? En reconstruisant les termes de la polémique autour de notre rapport à la mémoire de la Shoah, sur le caractère infigurable de cette dernière, Isabelle Décarie s’attarde au « devoir d’imaginer » auquel nous enjoint Georges Didi-Huberman dans son essai sur les archives de la disparition que constituent les photographies des camps de concentration (Images malgré tout). Isabelle Dumont décrit « l’impossible deuil » qui découle des récits de témoignage des survivants du nazisme et qui est aussi le fait des « testimonophages » que nous sommes sur le plan collectif.
Perec, encore : « Tout a l’air normal [...] mais dans un jour, dans huit jours, dans un mois, dans un an, tout pourrira : il y aura un trou qui s’agrandira, pas à pas, oubli colossal, puits sans fond, invasion du blanc. Un à un, nous nous tairons à jamais. » Emmanuelle Tremblay propose une lecture de cette dimension eschatologique de la disparition dans Le dernier homme de Margaret Atwood. Alors que l’énoncé de la disparition des grands récits est devenu un lieu commun du discours, le délitement des frontières entre des domaines jusqu’à maintenant circonscrits par des schèmes de compréhension du monde en phase de renouvellement entraîne un certain vertige face au devenir. Raymond Beaudry recrée le parcours pour le moins troublant d’effacement de l’intériorité esquissé par Céline Lafontaine dans L’empire cybernétique. Des machines à penser à la pensée machine. Quant à Dominique Garand, il met en valeur l’intervention publique de Jean-Claude Guillebaud pour commenter l’essentiel de sa réflexion développée autour de la question de l’heure : « L’homme est-il en voie de disparition? »
La convergence des récits de la disparition qui se déploient sur des horizons personnel et historique marque le point de fuite à partir duquel se dessine le sujet en ce début de XXIe siècle, qu’il soit marqué par la mort d’autrui, confronté au néant qui toutefois ravive la conscience de l’être-là, ou encore menacé dans son intégrité ou congédié par l’Histoire. Il nous importait de joindre à ce dossier des hommages aux disparus de la communauté littéraire, Anne-Marie Alonzo, Laurent-Michel Vacher, Gérald Leblanc et Thierry Hentsch auquel Catherine Mavrikakis adresse un plaidoyer pour l’amitié, à la fois empreint de rébellion, en interrogeant les mots de ce dernier dans Les amandiers. Enfin, Pierre Nepveu s’arrime à ceux que nous livre le journal de Marie Uguay, à un « monde propice aux grandes peurs comme aux plus éblouissants désirs », alors qu’il s’agit d’« écrire dans le désastre », sur l’horizon de sa propre disparition.