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La critique, en perte d’autorité
C’est bon signe. La revue Spirale se pose des questions existentielles ces jours-ci. Elle se demande où elle est sur la carte « culturelle », de quelle façon orienter son gouvernail, sur quelle terre mettre le cap, d’où vient le vent, quels sont les courants et les tendances de fond ou, en d’autres termes, comment naviguer sur cette mer imprévisible qu’est le monde d’aujourd’hui. Le comité de rédaction et le tout récent comité de navigation de Radio Spirale ont senti la nécessité de partager leurs questionnements avec les lecteurs du magazine, par l’entremise de ce dossier particulier où des critiques s’intéressent à eux-mêmes et à l’état de l’art qu’ils pratiquent.
Déjà, dans le désir de « mettre en péril ses opinions »,comme le souligne Stéphan Gibeault, cet exercice se veut en lui-même un premier geste critique. Il faut parfois savoir agir, ouvrir le champ d’un passage à l’acte et libérer la promesse de métamorphoses qui est à la source (performative) du langage : c’est ainsi que nous annonçons, à la fin du dossier, la création de Radio Spirale, qui saura, contre vents et marées, défricher un autre espace public, au moment même où celui-ci rétrécit de façon tragique. Refusant de se complaire uniquement dans la plainte, les créateurs et les critiques ne sont-ils pas, précisément, ceux qui trouvent le moyen de s’exprimer par-delà les mouvements du pouvoir? Ne sont-ils pas depuis toujours cabrés contre leur époque, comme le suggère Emmanuelle Tremblay? Par conséquent, poursuit-elle,« […] ce portrait de la critique par elle-même aborde des problèmes qui n’ont rien de nouveau en soi, mais qui se posent différemment dans le contexte actuel où sa fonction de médiation peut paraître menacée face à l’emprise de l’industrie sur la vie culturelle ». Elle constate les problèmes de « la formation des lecteurs (en voie de disparition) et [de] la perte d’autorité du discours critique dans l’espace public ».
Étant donné que « l’autorité, aujourd’hui, c’est le nombre », tel que l’énonce Dominique Garand, la culture de masse domine l’univers culturel. Il se demande, non sans ironie, si le désarroi de l’intellectuel ne serait pas causé par la sensation que la circulation des « produits » culturels peut parfaitement se passer de lui! La culture commerciale semble animée par ce désir de « se passer d’un herméneute », d’un travail d’interprétation et d’un dialogue avec des siècles de culture, à la recherche du plaisir instantané que donne une représentation immédiate du monde. Je me suis intéressé également à ce fantasme d’éliminer le tiers, de faire l’économie de tout intermédiaire, à l’intérieur de ma réflexion sur l’époque des « valeurs refuges »dans laquelle nous vivons. Dans la foulée de ce dossier, Nicolas Mavrikakis s’interroge autour de cette question, qui révèle le même enjeu : « Mais qui veut de véritables critiques? », dans un entretien enregistré qui fera partie, à l’automne, de la première programmation de Radio Spirale.
La meilleure façon de faire disparaître le critique, c’est encore de vendre l’idée que tout le monde est un critique, qu’il suffit de se faire rapidement une opinion, d’obtenir de « l’information ». « De toute façon, écrit Stéphan Gibeault, la nouvelle génération ne croit (supposément) plus à rien et, du coup, croit n’importe qui ou n’importe quoi, car au bout du compte, à qui se fier sinon à quelqu’un qui pourrait bien être “nous-même” […] » En témoignent les votants des émissions de télé-réalité, « à l’ère où “tout le monde en parle” et où l’UQAM clame qu’il faut “Prendre position”, sur la scène tragicomique d’une caricature désopilante de la liberté d’expression et de la démocratie.
En raison, peut-être, de ce refus apparent de toute autorité intellectuelle dans l’espace public, l’intellectuel semble retourner cet exercice d’autorité sur lui-même, nourrissant ainsi le pouvoir de son surmoi, qui prend alors toute la place, analyse Catherine Mavrikakis, en dénonçant l’obsession de la mesure, de la réserve frigide et frileuse d’une critique anonyme, insipide, désincarnée, qui manque de présence, de style et de singularité. Développant une éthique de la provocation, elle déplore « une critique de parvenus » : « Le critique, l’intellectuel, le professeur d’université d’aujourd’hui a quelque chose du bourgeois gentilhomme qui s’ignore […] » Voilà un cri qui trouve un écho dans la parole de Pierre L’Hérault qui, à la suite de Brecht, se reconnaît sous les traits de ce« spectateur fatigué qu’épuise son travail rationalisé », « ce fugitif qu’il faut distraire de sa distraction ». Au royaume de l’immédiateté, la fonction du théâtre (et du critique) serait-elle de donner à « son public distrait » la chance d’une « distanciation », d’une « fuite dans l’espace des mots »? Sa fonction n’est-elle pas aussi, comme le laisse entendre Ferron, « de faire remonter au grand jour, par une sorte de psychanalyse, l’âme refoulée d’un peuple »?
Quant à Patrick Poirier, il remet en question le dogme fondateur qui mime l’interdit de l’inceste : « Tu n’écriras point sur ceux que tu connais trop. » Sous le joug d’une morale qui s’occupe de la proximité du lecteur et de l’auteur au lieu de s’intéresser au« rapport qui s’établit (ou ne s’établit pas) entre un lecteur et une œuvre », la phobie du conflit d’intérêt et les accusations de mafia intellectuelle n’ont pas protégé la fameuse « distance critique »; ils ont plutôt assuré la présence envahissante d’une censure, d’une interdiction de « penser ensemble ».
Il y a, au cœur de toutes les tempêtes, un calme étrange, immobile, un silence inespéré, à la fois au centre et à l’écart du vacarme des vents enragés : « Ce n’est pas que notre silence changera quoi que ce soit à la clameur ambiante, mais il s’en trouvera peut-être quelques-uns pour s’entendre penser […] »