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Quand Jean-Luc Nancy touche à un mot — que ce soit celui de « commun » (de « communauté » ou de « communisme »), de « christianisme », d’« art », de « sens » —, c’est pour y pointer une ressource encore impensée et rouvrir, dans ces noms archaïques ou figés, « une pensée encore tout entière à venir1 », comme il le dira dans La comparution. Car une fois atteinte la clôture d’une époque, il ne s’agit ni de retour ni de recours, mais de la nécessité de penser à partir de cette limite un interstice, un intervalle, un suspens, même infime, par où l’excéder et lui « offrir la chance d’un autre commencement », une « chance de sens2 », comme c’est par exemple le cas — et ce n’est pas, bien sûr, n’importe quel exemple — avec la déconstruction du christianisme poursuivie dans L’adoration.
Si Nancy reprend ces concepts — monde (repensé ici non comme univers mais multivers), corps, âme, présence, vérité (de la démocratie) —, ce n’est pas seulement pour puiser dans le réservoir de la tradition philosophique des ressources qui y seraient demeurées inaperçues, c’est aussi parce qu’il a toujours en vue notre présent, la tâche pressante qui est à la fois notre héritage et notre avenir maintenant, et notamment en ce qui a trait au vivre-ensemble et au « cum », l’être-avec— ce concept de Mitsein de Heidegger, insuffisamment pris en compte, et qui introduit « une catégorie toute neuve en philosophie » — qui lui importe tant et qui serait peut-être enfin capable d’inventer une « politique du lien infini3 » : une politique demandant précisément de penser une autre mise en commun. Car sans qu’il soit question de tenir le ou lapolitique — c’est l’ouverture de l’entretien qu’il nous a accordé — pour le tout, comme dans l’ancien mot d’ordre « Tout est politique » que Nancy critique, toute la difficulté, mais aussi notre tâche et notre responsabilité communes, est de « trouver comment faire du lien là où il n’y a plus de “tout” (holon) donné ». Cet « avec », ce « rapport » ou cette adresse (ad-oratio de l’adoration dans l’art, par exemple), ne précède ni ne succède à l’« individu », aux atomes des sujets isolés, ou plutôt cet ensemble, cet en-commun « le précède, lui succède et l’entoure, le baigne, le traverse de toutes parts4 ». Le politique pour Nancy n’est ainsi ni essence, ni donné, ni identité, ni destination, ni même seulement praxis(une politique) : il est événement, il fait sens, sensible et intelligible, par et dans ce partage même. Mais ce partage, lui, reste inaccessible, en retrait ou en réserve ; il ne s’approprie pas et ne peut pas l’être, par rien ni personne ; il n’est lui-même toujours que passage — départ, partance5, selon la chaîne lexicale que Nancy analyse dans sa récente « petite conférence » aux enfants, Le départ — et partition (dans laquelle on peut aussi entendre une portée musicale) du « nous », multiple et « chaque un » à la fois. « Cela ne fait pas une politique, dit Nancy en recourant de manière significative à l’image du trait dessinant (qui n’est pas ici seulement une « image » ou une illustration de sa pensée), cela dessine, d’un trait qui n’appuie pas, d’un trait qui ne graisse pas la feuille, le contour de ce que nous ne pourrons plus nommer une “cité” sans en avoir remis en jeu jusqu’à la nature ou à l’idée même6. »
Penser avec Jean-Luc Nancy, c’est donc s’engager dans une « expérience de pensée et du réel » partout à l’œuvre dans son travail7, qu’il y soit question de la « création du monde », du corps, de la déconstruction du christianisme, de la démocratie et du geste de l’œuvre d’art. Dans cette pensée, qu’elle se déploie en philosophie, en politique ou en art, le monde, l’amour, le sens, le désir, rien n’est jamais donné — ou rien est le don même : tout est en mouvement, en train de prendre forme, de naître.
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1. Jean-Luc Nancy, La comparution, avec Jean-Christophe Bailly, Paris, Christian Bourgois éditeur, 2007 [1991], p. 66.
2. Ibid., p. 28-29
3. J.-L. Nancy, « Ce que “communisme” a porté. Entretien avec Jean-Marc Cerino », De(s)générations. Pour un communisme 08, mars 2009, p. 19, 17.
4. Ibid., p. 19.
5. Jean-Luc Nancy a récemment écrit un livret d’opéra qui porte aussi cette idée : En partance, Johannes (Im Fortgehen, Arbeitstitel),livret pour un opéra de Mark André, traduction allemande de Marita Tatari et Patrick Hoffmann, qui sera monté au StaatsOper de Stuttgart en 2013.
6. J.-L. Nancy, La comparution, op. cit., p. 9.
7. Plusieurs ouvrages étaient sous presse ou venaient tout juste de paraître au moment de rendre le présent dossier et n’ont pu y faire l’objet d’une recension. Nous tenons donc à signaler ces titres comme autant de nécessaires prolongements : Jean-Luc Nancy : retracer le politique, de Pierre-Philippe Jandin (Paris, Éditions Michalon) ; l’ouvrage collectif sous la direction de Volkan Çelebi, Mono Kurgusuz Labirent Companion to Nancy (Istanbul), no 10 (livraison en français et en turc) ; Figures du dehors — Autour de Jean-Luc Nancy (Danielle Cohen-Levinas et Gisèle Berkman (dir.), Nantes, Cécile Defaut) ; Re-treating Religion. Deconstructing Christianity with Jean-Luc Nancy (Alena Alexandrova, Ignaas Devisch, Laurens ten Kate, Aukje van Rooden (dir.), New York, Fordham University Press) ; de même qu’un numéro de la revue The Senses and Society, « Jean-Luc Nancy and the Senses » (8:1, à paraître en 2013).