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Ce dossier s’inscrit dans une actualité marquée d’une part par la guerre du Liban et d’autre part par la commémoration du cinquième anniversaire du 11 septembre. Nous avons voulu présenter des ouvrages susceptibles d’éclairer le phénomène général de la terreur et de la violence, à une époque où cette terreur est rapportée, souvent de manière non élucidée, à un fondement religieux. La place de l’islam et de l’islamisme est ici fonction de leur importance dans les débats actuels, mais nous ne proposons d’aucune manière une équation entre terrorisme, islamisme et islam. Nous pensons au contraire que cette équation est grevée d’une intolérable confusion et nous croyons que plus nous laisserons cet amalgame envahir le champ politique de notre rapport à l’islam, plus nous verrons se creuser le fossé déjà largement ouvert entre les pays musulmans et les pays occidentaux. Les thèses du choc des civilisations ont déjà fait assez de dégâts, il n’est pas nécessaire d’en rajouter. Il est difficile en effet de séparer ce qui revient en propre à une réflexion sur l’islam comme religion et culture de ce qui est réapproprié par ce que nous appelons désormais «islamisme». Faire un pas de plus, comme on n’hésite plus à le faire si souvent en associant directement l’islamisme au recours à la terreur, c’est donner un tour de vis dangereux à une interprétation déjà fallacieusedu lien entre l’islam et l’islamisme.
Trop fréquents pour ne pas être eux-mêmes les symptômes d’un malaise ou d’un préjugé, ces amalgames font en effet de l’islamisme la conséquence quasi naturelle de la religion musulmane. Il n’y pas d’équivalent dans nos langues pour le judaïsme ou le christianisme, sauf à faire intervenir un concept de fondamentalisme, qui lui-même devient rapidement sujet à caution. Dans son acception la plus stricte, l’islamisme, comme le définit Antoine Sfeir, est une«idéologie politico-religieuse qui vise à instaurer un État islamique régi par la chari’a et à réunifier l’oumma (nation islamique)» (Dictionnaire mondial de l’islamisme, 2002). Il ne saurait donc y avoir d’islamisme purement religieux; pourtant, qui ne voit que cette restriction occulte le lien théologico-politique essentiel qui se trouve, encore aujourd’hui, au fondement de l’islam?
Nous observons les recours du politique au religieux, mais nous constatons également la difficulté des monothéismes à résister à cette utilisation politique. L’islam religieux et culturel ne fait pas meilleure figure à ce chapitre que le judaïsme et le christianisme: tous trois sont dans une position qu’on pourrait qualifier de perte de crédibilité morale et politique, tant ils semblent impuissants à endiguer les violences qui se commettent en leur nom. Qu’ils puissent parvenir à les faire cesser est certes une formidable utopie, mais même une condamnation claire du lien entre le religieux et la violence politique paraît au-delà de leur portée. Tout se passe comme si personne n’avait pris conscience qu’on parlait en son nom. Pourquoi le pape ne peut-il proclamer clairement que la justice de la guerre n’est jamais aussi établie qu’on veut le faire croire, au lieu de citer malencontreusement des empereurs byzantins sur la violence islamique à l’époque du premier «choc des civilisations» ?
Ce dossier, très partiel, examine donc trois catégories d’ouvrages liées par un commun projet de clarifier la manière dont on conçoit la nature de l’islam aujourd’hui, de l’islamisme religieux et politique, et du terrorisme. La biographie du Prophète, le texte du Coran et l’histoire de l’islam comme civilisation permettent de regrouper le premier ensemble, mais le volet le plus important de ce dossier concerne l’islamisme dans son rapport à la revendication politique: le concept même de cet islamisme marque en effet les travaux de ceux qui veulent comprendre, par exemple, la diffusion européenne d’une idéologie politique de résistance à l’occidentalisation, tout autant qu’il caractérise l’explication du terrorisme qui a conduit au 11 septembre. Le spectre de l’islamisme est en effet très vaste: d’une idéologie d’européanisation de l’islam, comme l’explique bien Rachad Antonius, à une justification de la terreur, que discutent notamment Jean-Paul Brodeur et Salah Basalamah, l’islamisme semble capable de tout porter. Bien sûr, c’est impossible, et le phénomène du recours politique et culturel à l’islam pour justifier une acculturation ou la violence terroriste ne saurait avoir le même sens. Nous manquons donc nettement d’analyses rigoureuses sur ces questions et malgré le grand nombre d’ouvrages disponibles, nous sommes en face d’un déficit tragique de compréhension.
Le troisième volet regroupe quelques ouvrages sur le terrorisme comme phénomène et en particulier sur la terreur récente. Malgré toutes les conséquences néfastes qui découlent d’une identification sommaire avec l’islamisme —et a fortiori avec l’islam—, ce phénomène de terreur demeure lui aussi engagé dans une spirale de renforcement : on ne sait comment il pourrait s’arrêter, au point que cette violence pourrait être la marque même de notre époque. Que rien ne puisse jamais le justifier, on pourrait le discuter à la suite du livre de Robert E. Goodin que commente Christian Nadeau, mais au bout du compte, l’aporie demeure: soutenue ou non par un argument religieux, la terreur atteint aujourd’hui des sommets de violence. Le recours de cette violence à la légitimité de la religion est en apparence une énigme, comme la théologie du djihad nous invite à le penser, mais l’examen des faits nous montre que ce recours est désormais systématique et abusif. Le cas particulier du Hezbollah, propulsé à l’avant-scène de l’actualité par la dernière guerre du Liban, rend possible un examen critique de l’évolution politique du terrorisme dans son rapport à sa justification religieuse.
Rien n’est cependant plus complexe, et comme Gil Anidjar l’analyse longuement dans son livre sur l’histoire de l’ennemi, commenté ici par Ginette Michaud, nous devons affronter la tâche, peut-être surhumaine, qui consiste à comprendre les ressorts mêmes de la violence politique dans leur rapport à l’identité et à l’altérité, telles qu’elles sont structurées par les religions. La fin de la terreur ne serait-elle pensable qu’avec la fin des identités, la fin des religions? Tout ennemi doit-il être un ennemi théologique, ou est-ce le contraire, toute théologie ne peut-elle se constituer qu’en identifiant son ennemi? Personne ne veut considérer un horizon aussi mortel, personne surtout ne voudrait penser que les ratures historiques comme celle qui a presque fait disparaître Israël pourraient devenir des objectifs politiques, inavoués et inavouables, dans un monde si prompt à se présenter comme judéo-chrétien. La rature de l’islam, presque programmée dans les thèses de Huntington, est vivement critiquée par un historien comme Richard Bulliet, mais on est encore loin de son concept d’une civilisation islamo-judéo-chrétienne. L’horizon d’une hospitalité abrahamique, qui fut le testament philosophique et politique de Jacques Derrida, pourrait ici, peut-être, raviver un espoir en voie d’essoufflement.
Note au lecteur: la translittération de l’arabe en caractères latins relève d’un usage flottant. Nous avons privilégié ici, dans la mesure du possible, la graphie la plus courante.
POUR ALLER PLUS LOIN
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