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Du sida, que penser aujourd’hui ? À quels enjeux sommes-nous encore confrontés alors que l’éradication du virus du VIH est loin d’être chose accomplie ? Comment répondre des morts à l’heure où le sida est, pour beaucoup, une relique du passé ? Et les voix des séropositifs parmi nous, comment les faire entendre, quelle force leur donner ?
Le sida n’a plus la cote. Dévalué à la bourse des catastrophes contemporaines où l’on mise sur des maladies — telles que le cancer — qui « valent leur pesant d’or » dans ce que Philippe Forest nomme « le grand marché féroce et compétitif de la charité lucrative » (Tous les enfants sauf un, Gallimard, 2007), le sida revêt l’aura d’un souvenir terrible, d’un passé contemplé de loin et non sans une certaine frayeur. Les raisons de cette perte de visibilité et de la distance prise avec les années sida sont bien sûr nombreuses. Il n’y a qu’à penser à l’apparition des traitements prophylactiques ayant radicalement transformé ce virus jadis mortel en une maladie chronique au milieu des années 1990. Dans les grandes villes occidentales, le sexe séropositif se veut dorénavant joyeux, festif, dénué de toute culpabilité. Puisque les trithérapies contrôlent les charges virales et empêchent, pour la grande part, la transmission du virus, le dévoilement du statut sérologique n’est plus de mise chez bien des séropositifs qui conçoivent la prophylaxie comme un antidote à l’aveu de la séroconversion, un masque qui chercherait à dissimuler, tant bien que mal, ce qui continue de menacer l’idée d’une pureté anatomique, que ce soit dans la sphère publique ou privée.
Du sida, on ne parle presque plus, et du VIH encore moins. Nés durant l’hécatombe, les hommes et les femmes de ma génération n’ont pas vu dépérir leurs amis les uns à la suite des autres, ils ne les ont pas enterrés. Les années sida, ce serait l’affaire de la génération X et de celle qui la précède, l’image d’un visage lipodystrophié comme on en voit si rarement désormais, un deuil qui ne nous appartiendrait pas. Les années sida, c’est la moustache de Freddie Mercury, Hervé Guibert au corps émacié, toute une constellation d’hommes et de femmes pétrifiés comme des statues de sel dans l’imaginaire terrible, rouge et sanglant, dont nous aurions hérité sans le vouloir. Dans les rues de Montréal, lorsque j’observe le logo d’Act Up, les slogans activistes des années 1980, les visages de Rock Hudson ou de Liberace imprimés sur les t-shirts et les blousons de la jeunesse hipster, je me prends à penser qu’il y a sans doute dans le recyclage de ce passé, somme toute récent, dans ce goût à la fois kitsch et obscène pour les années sida, une volonté de s’en distancier, de rendre ces années plus lointaines, irréelles.Face à cette distance que le temps a creusée, je me demande bien quel refoulé, quelles peurs se dissimulent au cœur de l’inconscient de ma génération, née dans la crainte d’une éventuelle mort que ses aînés n’ont eu de cesse de lui annoncer. Chez ceux pour qui le préservatif est devenu une sorte de seconde peau, la sexualité aurait ainsi pour origine et horizon une même menace : la contamination. Ceci dit, par-delà la crainte que représente le corps de l’autre, la gravité de la situation des sidéens et séropositifs africains, le refus officiel de traiter les malades sans-papiers dans plusieurs pays (dont le Canada), la montée des pratiques à risque dans les communautés LGBT à travers le monde, la sérophobie, en partie tributaire d’une éducation sexuelle surannée et héritée de la fin des années quatre-vingt, sont autant de signes, de la présence inquiétante du sida/VIH aujourd’hui.
Penser l’actualité du sida serait dès lors une tâche à la fois pressante et singulière, d’autant plus que, contrairement aux autres grandes catastrophes du xxe siècle, et à défaut de vaccin ou de remède, nous commémorons paradoxalement un désastre qui ne cesse d’être perpétré. Ce passé pour le moins récent que nous cherchons, tant bien que mal, à garder en mémoire à coup de livres, d’états généraux, de journées mondiales du sida, demeure en effet d’une actualité cuisante. Car le fantôme des années sida, ce temps passé qui, sempiternellement, hanterait les esprits contemporains et nous rappellerait à une époque désormais révolue n’en est pas véritablement un ; il apparaît, encore et toujours, pour dire sa « pérennité » puisque les cas d’infection n’ont pas cessé. En 2012, l’Organisation mondiale de la santé estimait à plus de 2.3 millions le nombre de nouvelles séroconversions sur la planète. S’il paraît donc insensé de faire table rase du passé et d’en découdre avec le présent de cette maladie, entrevoir un temps futur, un post-sida où le virus sera pour la postérité ce que d’autres maladies infectieuses comme la petite vérole sont déjà pour nous depuis des années — des maladies éradiquées —, voilà le temps qu’il nous faut appeler de nos vœux. En ce sens, la recherche médicale a pris les devants et, depuis le premier cas qui tient du miracle, celui de Timothy Brown, le « patient de Berlin » guéri du sida par une greffe de cellules souches, il est dorénavant possible de voir cet avenir se profiler, aussi reculée que puisse être sa ligne de mire.
Si les avancées de la recherche médicale sur le sida ont été phénoménales depuis les quinze dernières années, il va sans dire que la criminalisation du sida/VIH demeure un enjeu de premier ordre au Québec comme ailleurs. Se rappelle-t-on qu’il y a quatre ans, l’entrée aux États-Unis était encore interdite aux touristes séropositifs ? Et que dire, plus généralement, du durcissement des lois — à l’heure où la charge virale des séropositifs infléchit le discernement que nous portons sur le virus — et de la divulgation de l’identité des individus jugés suspects ou perçus comme une menace à la santé publique ? Chose certaine, l’attention médiatique — si tant est que les médias daignent encore se pencher sur ce sujet — se tourne actuellement vers l’arène juridique où la criminalisation du VIH est sans conteste devenue le cheval de bataille d’une nouvelle génération de jeunes activistes. C’est ainsi à corps et à cris que des groupes de militants, tels que Aids Action Now1, réclament que la non-divulgation du statut sérologique ne soit pas un acte régi par la loi, mais que soit transféré dans les domaines social et médical ce nouvel enjeu auquel font face les séropositifs et leurs partenaires sexuels.*
Il y a près de trente ans, c’est au sein du milieu culturel américain que prenaient naissance les principaux mouvements de mobilisation contre la maladie, notamment le Gay Men’s Health Crisis et Act Up dont le fondateur, l’écrivain et activiste Larry Kramer, constituait la principale figure de proue. Dès l’apparition du sida, un même effort de prise de conscience alliait la production artistique et le militantisme : toute une littérature et une culture du sida, qui ont en grande partie façonné l’univers gai, mais plus généralement l’esthétique des années 80, sont nées de cette rencontre. Aujourd’hui, il est vrai que les productions culturelles qui traitent du sida se font rares. Certains interpréteront cet essoufflement comme un signe de « santé » à l’heure où, loin d’être un danger imminent, le virus a perdu de la veine tragique qu’on lui connaissait en littérature. D’autres verront dans ce lent amenuisement l’effet d’un ennui généralisé, indifférence plutôt que fatigue, par rapport à un sujet dont on dira qu’il est « usé » en art. Ceci dit, sans vouloir adopter une posture alarmiste et contresigner la fin de toute une réflexion sur le sida, le pari de ce dossier aura été de réunir des collaborateurs qui, chacun à leur façon, auront tenté de prendre le pouls de ce qui nous a été légué, mais également de ce que certains artistes continuent d’imaginer et de penser au sein même de la sphère culturelle. La question générationnelle — qu’il s’agisse de transmission, d’esthétiques divergentes, de prises de position parfois adverses — est sans doute le fil rouge qui traverse les textes réunis en ces pages. Plus d’une génération du sida se manifeste ici et c’est à l’aune d’un pluriel générationnel qu’il nous faut aujourd’hui tenter de penser le sida.