Frankenstein, sous toutes ses formes et à toutes les époques

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Un soir d’orage de 1816, dans une villa au bord du lac Léman en Suisse, naissait l’une des figures les plus importantes de la culture populaire des siècles à venir : Frankenstein. Dans cette désormais célèbre Villa Dioati se retrouvaient Lord Byron, John Polidori, Percy Bysshe Shelley et sa future fiancée, Mary Wollstonecraft Godwin, à peine âgée de 18 ans. Mary et ses compagnons d’exil sont des passionnés de littérature, de philosophie, mais aussi de science. La jeune femme est particulièrement fascinée par les expériences de Luigi Galvani sur la physique du vivant et l’électricité animale réalisées à la fin du xviiie siècle, qui alimentent le récit qu’elle raconte alors au coin du feu, et dont elle tirera la première version d’un roman dont on célèbre ici le bicentenaire de la parution : Frankenstein, ou le Prométhée moderne.

 

Entre la version de 1818 et celle de 1831 – considérablement modifiée par Mary Shelley, alors devenue veuve –, le roman demeure un récit de mise en garde, celui que Victor Frankenstein, un savant devenu fou après avoir joué avec des forces qui le dépassent, fait à Robert Walton, un jeune explorateur, aussi ambitieux qu’aveugle aux périls de son hubris. Sauvé par le marin d’une mort certaine sur la banquise, Victor lui raconte ses mésaventures. Jeune étudiant brillant en chimie à Ingolstadt, il choisit de poursuivre ses passions alchimiques en créant, à partir de fragments de cadavres, un être à qui il insuffle la vie grâce à un courant électrique. Horrifié par le résultat, il abandonne sa créature naissante et anonyme à son sort, mais celle-ci, rejetée par la société, décide de se venger. Après avoir tué plusieurs membres de la famille Frankenstein, le monstre retrouve son créateur et lui raconte les premiers mois de son existence misérable, lui demandant de lui créer une compagne. Victor amorce le processus, mais refuse finalement, provoquant l’ire de sa créature, qui se venge en tuant sa fiancée, Elizabeth. Le roman se termine sur la mort à bout de force de Victor à la poursuite de sa créature, dont le sort demeure incertain.

 

Le roman Frankenstein a durablement marqué la culture populaire : c’est un véritable mythe qui s’est décliné sous d’innombrables formes, tant théâtrales que cinématographiques, bédéistiques, hypermédiatiques, chorégraphiques ou télévisuelles. Si Victor Frankenstein est sans doute le premier savant fou qui insuffla la vie à une créature humaine sans le recours aux dieux, certains critiques, comme Brian Aldiss (Billion Year Spree, 1973), font du roman le point de départ de la science-fiction, alors qu’il se situait déjà à la rencontre du gothique et du romantisme. Cette hybridité générique, combinée à sa complexité narrative en forme de poupées russes et à l’immense richesse de ses thématiques, a fait du roman l’objet d’une intense activité critique tout au long du xxe siècle. Les études sur l’œuvre de Shelley sont en effet innombrables, usant d’approches variées : générique, génétique, épistémocritique, féministe, sociocritique et bien d’autres encore. Les œuvres et les essais retenus dans ce dossier illustrent bien le rayonnement multidisciplinaire et critique du roman.

 

La pérennité de Frankenstein s’explique de différentes manières et dépasse largement la littérature et son étude. En science, il est désormais impossible pour un scientifique sans scrupules de greffer des membres ou de tester les frontières de la vie sans se faire traiter de « Frankenstein » par les médias. De même, la philosophie a fait de ce mythe moderne un objet de réflexion. C’est le propre du mythe que de voisiner à la fois le général et le particulier, l’idée stable et ses émanations changeantes. « Chacun a son Prométhée », a écrit Bachelard à propos de l’ancêtre de Frankenstein dans La poétique de la rêverie, et Dominique Lecourt a bien montré – dans un livre significativement intitulé Prométhée, Faust, Frankenstein : Fondements imaginaires de l’éthique (1996) – que le Prométhée des anciens n’est pas tout à fait celui des Lumières ou celui de Marx. On peut en dire autant de Frankenstein, jamais le même et pourtant reconnaissable entre tous ; le nom porte en lui-même un multiple qui, loin de se résorber dans les œuvres qui se le réapproprient, emprunte de nouvelles directions suivant les modes ou se rebellant contre elles.

 

C’est notamment le cas dans les films qui adaptent ce mythe littéraire et qui se comptent désormais par dizaines, allant de la célèbre version de 1931 (James Whale) avec Boris Karloff aux films produits dans les années 1950 par la Hammer, dans lesquels Peter Cushing transforme le savant fou en un aristocrate en pleine possession de ses moyens, amoral et cynique. En plus des multiples versions cinématographiques, plusieurs séries télé et pièces de théâtre proposent aujourd’hui une relecture particulièrement inventive du roman, notamment la pièce Frankenstein de Nick Dear, mise en scène par Danny Boyle (Londres, 2011). Dans celle-ci, deux acteurs s’échangent chaque soir les rôles de la créature et du créateur. Ce jeu de dédoublement n’est pas qu’un artifice, il permet une interprétation plus près des préoccupations de notre époque du récit de Shelley : Victor et sa créature, véritables doubles, s’échangent le rôle de « monstre » au gré de leurs actions et de leurs discours, partageant une véritable monstruosité morale et physique. La pièce prend le parti de raconter l’histoire presque uniquement du point de vue de la créature. Il s’agit moins de comprendre la psyché d’un savant fou que de savoir comment se sent sa créature-victime, comment elle peut se développer comme sujet, capable de comprendre son environnement, d’élaborer un discours, d’interagir avec le monde, de revendiquer des droits, de construire son identité. D’ailleurs, l’interprétation de Benedict Cumberbatch nous fait entrer dans une nouvelle ère des représentations des scientifiques dans la culture populaire : alors que le Frankenstein de Shelley était émotif, frénétique, romantique et pétri de remords, il est désormais un véritable sociopathe. Nulle répulsion devant le monstrueux, que de la fascination.