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Un paradoxe, en apparence inquiétant, se trouve au fondement de ce dossier : si la diaspora est une dispersion — c’est-à-dire selon son étymologie même, une dissémination des spores ou des semences d’une plante d’origine dans des territoires et des milieux chaque fois plus éloignés de son centre —, la fidélité qui l’accompagne dans ce mouvement d’éloignement est une fidélité à l’unique perdu. Et pourtant, le pouvoir de l’existence diasporique est de présenter, dans ces« terres natales de l’exil », selon la riche expression de Frédéric Brenner, dont les images accompagnent notre réflexion et la nourrissent, l’objet d’une nouvelle fidélité. Dans ces déplacements, qui sont souvent de nouveaux enracinements, dans ces exils qui deviennent de nouvelles patries, se tissent des liens de solidarités aussi essentielles. Plus encore, et d’une manière qui atteint toute l’histoire des appartenances, des croyances qui les fondent et des poétiques qui les exposent, s’instaure une « fidélité à plus d’un ». Notre titre poursuit cela même, s’inscrivant dans le sillage ouvert par la méditation de Jacques Derrida sur la judéité. C’est à lui que nous le devons, comme tout l’horizon sur lequel sont disposés les textes qu’on lira ici. Dans cette fidélité plurielle, notre paradoxe se transforme en devoir, en exigence.
Ce dossier est arrimé à de fortes images, résultant d’un parcours de plusieurs années du photographe Frédéric Brenner. Son livre nous a beaucoup inspirés, et nous le remercions de nous avoir permis de reproduire certaines des photographies de Diaspora : Terres natales de l’exil. Les écrivains qui ont commenté ses images méritent aussi notre reconnaissance, et on y retrouve notamment Jacques Derrida. Claude Lévesque consacre deux textes à ses récents ouvrages : d’abord le recueil des essais écrits dans la foulée du deuil des amis emportant avec eux un monde unique, ensuite la réédition de Parages où on trouvera un texte sur la mort de Maurice Blanchot. De là, nous nous déplaçons vers la lecture de Paul Celan : Karine Drolet relit pour nous de nouvelles traductions, dont elle montre l’immense portée, et Nicolas Gohier reprend, à partir de Béliers, conférence donnée à Heidelberg par Derrida en hommage à Gadamer, l’échange interrompu (mais aussi ininterrompu) par la mort entre les deux philosophes, également et pourtant tout autrement saisis par le poème de Celan. Ici encore, la fidélité à plus d’un devient la nécessité exemplaire du devoir herméneutique. Revenant sur les pas de Maurice Blanchot dans ses Écrits politiques et dans l’essai fondateur à bien des égards de sa pensée, « La littérature et le droit à la mort », Patrick Poirier et Claude Lévesque reprennent le fil, une fois de plus interrompu par la disparition de l’écrivain, d’une interrogation sur l’écriture et la responsabilité de la littérature. Les textes les plus récents de Jacques Derrida sur l’impossible appartenance à un judaïsme toujours déjà marqué par un risque de crispation identitaire sont à leur tour relus par Georges Leroux, qui isole notamment dans la réédition de Psyché un essai crucial intitulé « Kant, le Juif et l’Allemand ». Ginette Michaud et Isabelle Décarie déplacent cette exigence de la fidélité multiple vers la question de l’archive et du rêve, à l’occasion d’une lecture de l’œuvre d’Hélène Cixous et du dialogue que cette œuvre entretient avec l’écriture de Jacques Derrida. Ce croisement intercepte cette fois dans L’amour du loup et autres remords tout particulièrement la grande question de l’animal, si énigmatiquement présente également dans le poème de Celan. Frédérique Bernier montre pour sa part, en se penchant sur un essai de François Paré, comment la diaspora permet de saisir dans son concept des cultures proches de nous : La Distance habitée, dans le sillage de la liminarité abordée dans les ouvrages précédents de l’essayiste, explore la promesse de cette relation autre. François Gonin nous conduit à la rencontre de Imre Kertész, écrivain hongrois, prix Nobel de littérature, lui-même pris dans les rêts d’un devoir de témoignage pluriel. Le dossier se clôt sur l’histoire de tous ces penseurs juifs allemands — de Herman Cohen à Emmanuel Lévinas — que Pierre Bouretz, dans une entreprise intellectuelle elle-même toute de filiation et de mémoire, entreprend avec une rigueur exemplaire de reconstruire sur le fond de leur double appartenance, de leur déchirement d’Européens et de Juifs.
Commentant l’une des photos de Frédéric Brenner (« Moses Elias, négociant »), Derrida souligne au sujet de la question « Qu’est-ce que la diaspora? » que« L’“exil” ne disperse pas seulement les Juifs dans le monde, telle une multiplicité de communautés identiques à elles-mêmes et distribuées à la surface de la terre, voire réenracinées dans d’autres nations identiques à elles-mêmes. Non, la dispersion affecte de l’intérieur, elle divise le corps et l’âme et la mémoire dechaque communauté. Y compris, on le sait trop, en Israël, et cela ne se limite pas à la grande frontière sépharade/ashkénaze ». Infinie, interminable histoire de propriété, d’expropriation, d’appropriation déposée pour un temps dans ces fragiles abris de mémoires, ces demeures toujours provisoires que sont le livre, le témoignage, le poème, le secret même — dont émane pourtant « la force obscure de contradictions multiples et sans fond », appelant autant la méditation que l’étude : c’est à cette mémoire plus grande que ceux qui la portent que ce dossier de Spirale souhaite rendre hommage, c’est sur elle qu’il voudrait, à sa manière éphémère, veiller aussi.